Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

I
L’HOMME DE LETTRES

Pour nous tous, un moment de ce passage de l’être intérieur et vif à l’être charcuté et public, ce sont les plis et les nécessités d’un métier. Par notre profession, nous sommes tournés en choses extérieures, du côté du public, exprimés pour lui, utilisés par lui. Et le métier descend peu à peu dans notre monde intérieur pour le faire participer à la pétrification et à la mort que sont cette carapace, cette attitude publique. Le métier est un ordre de relations avec les barbares, qui, malgré toutes les résistances, malgré les difficultés faites par l’orgueilleux cochon et les subtilités de son égotisme, nous barbarise nécessairement. De là la méfiance et le hérissement de M. Barrès contre le spécialiste, l’Adversaire, le Charles Martin ou le Bouteiller, en qui l’instinct de l’animal flaire et redoute le charcutier. Bouteiller, dans sa dernière classe, lorsqu’il désigne à ses élèves les fonctions publiques qu’ils vont être appelés à remplir, que fait-il, ce « contremaître des ateliers intellectuels » sinon vouer et désigner à l’étal public ces sensibilités vivantes ? Et pourtant M. Barrès, comme les autres compagnons d’Ulysse, doit y passer. Déjà dans l’Homme Libre il reconnaissait qu’« un métier, quel qu’il soit, fait à notre personnalité un fondement solide ; c’est toute une réserve de connaissances et d’émotions. J’avais pour métier d’être ambitieux et de voir clair. Je connais parfaitement quelques côtés de l’intrigue parisienne »[1]. Mais quand il écrivait cela il avait déjà un autre métier, celui d’homme de lettres, métier dont l’ambition, la clairvoyance et la connaissance de l’intrigue parisienne sont des parties utiles et même essentielles.

Ce métier M. Barrès l’a pratiqué consciencieusement. En même temps qu’il est, cette année 1920, un de nos deux ou trois plus grands écrivains vivants, un représentant éminent de la pleine tradition littéraire

  1. Un Homme Libre, p. 66.