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Le style étant, selon la juste définition, l’ordre et le mouvement que l’on met dans ses pensées, il semble que la prose française admette deux espèces de style : l’un où l’ordre et le mouvement sont continus, s’établissent, s’accumulent, progressent selon une ligne unique, l’autre où ils sont discontinus, procèdent par positions successives, par indications rompues. Le XVIe et le XVIIe siècle ont admis — peut-être avec raison — le primat du premier genre, qui s’inspire des modèles oratoires anciens. Le second, qui a chez les anciens son type en Sénèque, est traité avec un parti franc par les moralistes, réglé comme un genre avec la Rochefoucauld et la Bruyère. Il acquiert toute sa pleine valeur au XVIIIe siècle, avec Montesquieu, et il apparaît au XIXe siècle, avec Michelet et la prose de Victor Hugo, comme le style propre de la prose romantique.

M. Barrès s’attache au second et parle généralement sans estime du premier. Il est évidemment un homme très intelligent, mais il écrit d’un style de sensitif et non d’un style d’intellectuel. Il parle à propos de Taine de l’« inévitable lourdeur de la véritable intelligence »[1]. Cette lourdeur nécessaire, c’est, derrière la force patiente du bœuf, la suite et la permanence d’un sillon. Bos suetus aratro, disait-on du maître du style oratoire français. La pure et authentique intelligence est construite plus ou moins sur le modèle des mathématiques, comme une concaténation. Elle est lourde parce qu’elle est constituée par un capital de principes. Chez M. Barrès il faut comprendre l’intelligence comme un mouvement, une inquiétude, un bond de la sensibilité à la pensée, la présence de la première dans les termes de la seconde. Elle ne se rattache pas à l’esprit de suite, mais à l’esprit de passage. Sauter les idées intermédiaires, procéder par allusions, indications, spéculation sur la vivacité du lecteur, ce sont bien des traits français. Voyez chez M. Barrès l’enchaînement continuellement arrêté par la réflexion sur place ou rompu par des départs sur des voies divergentes. Il indique élégamment ce caractère français quand il fait parler dans Au Service de l’Allemagne, madame d’Aoury : « Au cours de ce repas, les ondulations de son esprit, son tact, sa souplesse, en un mot son art, que des Allemands eussent méconnu et traité de frivolité, se faisaient encore plus sensibles par le contraste même qu’elle offrait avec ce jeune Alsacien, qui ne pouvait rien dire que d’amplement expliqué, et qui sem-

  1. Les Déracinés, p. 176.