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blait même expliquer son silence, tant, au début, il marqua fortement qu’il se taisait[1]. »

Ce style continu et clair qui explique tout, M. Barrès l’estime médiocrement. En peinture il préférera à un Raphaël un Greco, ennemi du « rondouillard ». En littérature son goût ira à Michelet bien plus qu’à Chateaubriand. Il pourra à vrai dire lui arriver de copier ce dernier. Voici par exemple qui emboîte le pas à la page du Génie sur l’extrême-onction : « Quoi ! ce Français, ce bon citoyen, vient de glisser avec plus de douceur sous la terre du sommeil, parce que nous, législateurs, et vous, administrateurs, nous lui garantissons la durée de sa mémoire, et voici que nous entrons dans le cimetière, nous fracturons le cercueil, nous violentons la main raidie pour en arracher la pièce de quarante sous qu’il destinait à sa messe[2]. » Mais l’exception ne fait que confirmer. M. Barrès emploie les figures oratoires dans son éloquence parlementaire qui n’est point du Barrès de première zône. « Grâce à notre éducation littéraire, dit-il, ou plus exactement oratoire, nous préférons aux indications délicates d’une pensée la rotondité d’un beau discours[3]. » Il se défend d’accepter le legs du XVIIe siècle.

Dans l’Appel au Soldat, un Allemand ridicule, rencontré par Sturel et Saint-Phlin, et qui se moque lourdement de la France, reconnaît « que nous possédons quelque chose d’unique, le génie oratoire, Fléchier, Bourdaloue, Massillon ; devant ce dernier il, ouvrait la bouche, les deux bras, et s’inclinait »[4]. Il semble bien que M.. Barrès ait pour Massillon les mêmes sentiments que Flaubert pour Athalie lorsqu’il en fait la grande admiration littéraire du pharmacien Homais. C’est bien irrévérencieux. Massillon est dans la prose française le maître du nombre, et Voltaire, qui ne passe point pour avoir sacrifié au rondouillard, avait, comme un écrivain d’aujourd’hui Salammbô, toujours le Petit Carême sur sa table. Retenons que la continuité, la perpétuité oratoires ne conviennent ni à l’art ni au goût de M. Barrès. S’essayant à une sorte de philosophie de Venise il dit : « Le plaisir d’une longue réflexion méthodique n’est point inférieur aux abandons de la rêverie[5]. » Grande concession sans doute qu’il ne pousserait pas jusqu’à

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 29.
  2. Journal officiel du 29 octobre 1907.
  3. Les Déracinés, p. 193.
  4. L’Appel au Soldat, p. 384.
  5. Amori et Dolori sacrum, p. 56.