Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/275

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membre (8 et 10) et par les sonorités dans l’un sèches et claquantes, dans l’autre aérées, étoffées de muettes. Après le membre suivant de six syllabes, l’octosyllabe avec son allitération a la douceur de la caresse répétée sur le poil du cheval. Comme plus haut, l’isomérie devient plus rigoureuse à la fin de la phrase : quatre membres de quatre syllabes. Si courts, tous quatre s’opposent aux précédents plus amples et qui comprennent du ciel et de l’espace, — s’opposent à eux par la vertu trois fois répétée du « solidement ». C’est la main robuste et sèche du héros qui retient à la terre, par sa crinière, exigence de précision et de limite, le cheval enivré.

« Grands peupliers lorrains — où le vent des routes fraîchit — vous dites sur la plaine immense — au cultivateur immuable — les allégresses du voyage. — Au milieu des champs centenaires — Vous avez toujours vingt ans. — Partez joyeuses, ô routes romanesques — Mon fils et moi nous demeurons »[1]. 6 — 8 — 8 — 8 — 8 — 8 — 7 — 10 — 8. Presque toute la phrase est faite d’octosyllabes répétés, qui expriment précisément la monotonie indéfinie des peupliers toujours les mêmes. L’avant-dernier membre seul fait dissonance. Avec sa coupe savoureuse et sa belle allitération il développe entre les arbres la grande fuite horizontale de la route. Et le dernier octosyllabe, si nettement coupé par le rythme binaire (2 — 2 — 4), sec, indigent, sans ces syllabes liquides et muettes qui mouillaient toute la phrase comme la verdure même et la tendresse des peupliers, figurent les deux présences résignées, main dans la main, qui demeurent et que n’emportera pas la fuite romanesque.

« C’était une propriété moyenne, très caractéristique de la gracieuse civilisation messine. (Phrase toute introductive, indication qui ne donne lieu à aucun rythme expressif). La grande façade étendait du côté de la route ses trois étages crépis et ses fenêtres cintrées embellies d’un mascaron (grande phrase toute allongée en façade, crépie elle-même, un peu banale, mais où le dernier membre, détaché, met le mascaron robuste qui lui impose sa note d’art). Une grande porte à petits carreaux menait de la salle à manger sur un perron de trois marches et sur une vaste terrasse, que bordait une balustrade en pierre, décorée de paniers fleuris. (Du premier membre sans rythme sortent en valeur la balustrade allongée et le décor fleuri). De là, par une belle rampe, — on descendait — dans un jardin — à la française. (Le premier membre plus long exprime

  1. Les Amitiés Françaises, p. 120.