Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la continuité de la rampe comme il exprimait tout à l’heure la continuité de la route, et les suivants, 4 — 4 — 4, comme les peupliers uniformes le rythme de la descertte sur les marches égales). Un ruisseau le fermait — que l’on pouvait franchir — comme nous l’avons dit — sur un petit pont blanc — pour rejoindre la route — à travers les prés de la ferme[1]. (Cela finit sur des vers, comme sur du Paul Fort. 6 — 6 — 6 — 6 — 6 — 8. Les cinq premiers membres, secs et courts vêtus, sans une syllabe muette sauf dans le dernier, comme de l’écume jolie ou de gentils pieds nus — le cinquième introduisant les syllabes muettes et molles du pré humide, — et le dernier plus long (toujours le même procédé) qui fait serpenter le chemin).

Il ne s’agit point là de prose poétique (un genre bâtard) mais de prose qui est profondément, intégralement, nerveusement de la prose. Toute prose expressive, pittoresque, implique ces correspondances de valeurs, ces isométries. Dans la prose chaque phrase se crée la loi de son rythme, tandis que dans les vers chaque phrase se crée une raison personnelle de se soumettre à une loi qui existait déjà. Bien entendu il serait absurde de prêter à l’artiste comme intentions conscientes l’idée des résultats que l’analyse critique constate. On trouverait pourtant, dans telles phrases, un dessein. Voyez par exemple M. Barrès s’amuser à vouloir expressément l’effet dans ces lignes : « Le petit télégraphiste bleu qui méprise la dépêche au fond de sa sacoche, avec son frère, le petit mitron blanc, qui méprise le vol-au-vent, là-haut, sur sa tête »[2]. Mais un goût sévère donnerait toutes les phrases pittoresques pour ces coupes à La Bruyère et à la Montesquieu : « M. Auguste Burdeau se leva. Le bras tendu, livide de son cœur désordonné dont il allait bientôt mourir, il flétrit au milieu d’une immense émotion son accusateur »[3].

J’effleure cette mine au hasard. Mais sur aucun écrivain français d’aujourd’hui on ne ferait à un tel degré ces études fructueuses. Le style d’Anatole France, qui est d’ailleurs aussi beau que celui de M. Barrès, y fournirait moins. C’est qu’Anatole France est du nombre de ces heureux Français à qui les fées ont donné tout faits à la fois leur nature française et le nombre vivant, spontané, inépuisable de leur langue. Sa plénitude oratoire ne laisse pas discerner

  1. Colette Baudoche.
  2. L’Appel au Soldat, p. 61.
  3. Leurs Figures, p. 246.