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à Paris, la promenade de Sturel et de Thérèse, l’arrestation de Racadot donnent au goût une satisfaction parfaite. On en trouvera de plus belles encore dans Leurs Figures, Scènes et Doctrines, Au Service de l’Allemagne.

L’Appel au Soldat et Leurs Figures, dans leur cadre élastique et passif, paraissent surtout fournir à M. Barrès des tiroirs où jeter ses souvenirs politiques. Parti pour faire du Roman de l’Énergie nationale un vrai roman, il l’a abandonné en chemin et s’est contenté de remplir ses cadres avec de la matière non dégrossie. Sur l’Appel au Soldat surnagent un portrait de Boulanger soigné, fidèle (où l’auteur sait choisir et dans l’ombre ce qu’il faut) mais pas très vivant : un Meissonier, — puis le bel épisode de la Vallée de la Moselle, qui amorce au Roman de l’Energie nationale les Bastions de l’Est ; — enfin la jolie figure de Thérèse de Nelles, un peu banalisée par le romantisme naïf que Sturel promène autour d’elle, mais de qui le retour à sa nature profonde et bonne de petite Lorraine est ménagé par des chemins exquis. Quant à ce qui fait le lien un peu lâche du livre, l’union en Sturel d’une aventure amoureuse et d’une aventure politique à mener de front, cela paraît terne et ne se prend guère au sérieux.

Leurs Figures contient des tableaux de la vie parlementaire qui sont d’un incomparable artiste. Mais le roman proprement dit s’y perd encore plus que dans l’Appel au Soldat. Il n’est plus qu’un prétexte et un prétexte oublié. Rien de plus mal venu, de plus invraisemblable, de plus mort que cette Liquidation chez Sturel qui est là en effet pour liquider, pour déblayer une aventure qui a cessé d’intéresser l’auteur. La rencontre de Sturel et de Bouteiller à Versailles respire une belle idée morale : entre deux vies manquées l’idée du malentendu, de la brisure qui n’a point permis l’harmonie normale et la chaîne naturelle de maître à disciple. Mais ce finale d’une musique pénétrante — et que pour ma part je ne voudrais pas autre — achève singulièrement l’œuvre où M. Barrès s’imagina un moment devoir réaliser un « grand roman populaire ».

Sans doute, au moment où M. Barrès achevait le Roman de l’Énergie Nationale, son idée du roman avait-elle pris déjà une autre forme, et les belles tâches vers lesquelles il se sentait appeler lui faisaient-elles liquider avec une hâte un peu désintéressée cette grande machine qui n’avait pas tenu pour lui et son lecteur toutes ses promesses. Académicien, il prétendait dépouiller en faveur de formes classiques circonscrites et nettes ses larges ambitions de peinture