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beauté, et l’infamie comme la plus infâme infamie. C’est par ces fautes contre le goût — précisons : contre l’ordre général — qu’on entre dans la vie commune, qu’on descend de son isolement pour s’assimiler les lieux communs puissants et sonores, toujours agréables au plus grand nombre »[1]. Mais précisément parce qu’il avait le sentiment très vif de cette déchéance mécanique à laquelle mène la vie politique, M. Barrès s’est efforcé dès l’abord de prendre une attitude qui l’en préservât, comme celui qui s’enveloppe de draps mouillés pour pénétrer dans un incendie.

Il n’a pas varié sur ce point. La politique qu’il a goûtée sous des formes et des étiquettes assez diverses est celle qui respecte, sollicite ou favorise dans toute la mesure du possible la spontanéité individuelle ou nationale de chacun. Il est vrai qu’il exclut la spontanéité nationale des Allemands, dans la mesure où le comporte le quia nominor Gallus. Claire et André Maltère en arrivent à tenir pour assurés ces deux principes que leur inspire Fourier, mais qui sont déjà donnés dans toute la discipline de l’Homme Libre : « Il n’y a pas à contraindre les penchants de l’homme, mais à leur adapter la forme sociale. — Pour chaque être il existe une forme d’activité où il serait utile à la société, en même temps qu’il y trouverait son bonheur »[2]. M. Barrès défend et se défend de rien promouvoir qui ne sorte directement d’une sensibilité. « Le problème, pour André et Marina, c’est d’organiser une génération vraiment libre où nul moi particulier ne soit asservi, pas même au moi général »[3]. On ne sait trop si l’Ennemi des Lois est écrit pour vérifier, pour exaspérer ou pour liquider sous la forme politique l’individualisme du Culte du Moi. Toujours est-il qu’il correspond à une phase socialiste de la pensée et de l’action politiques de M. Barrès.

Mais M. Barrès, dira l’historien, fut boulangiste avant d’être — brièvement — socialiste. Oui ; remarquons cependant qu’il appartint à la gauche socialiste du boulangisme, celle de l’Intransigeant, et surtout que le Jardin de Bérénice, qui se réfère à sa campagne électorale de 1889, est trempé de sensibilité socialiste ; le boulangisme, le nationalisme, n’ont passé dans la littérature de M. Barrès qu’avec le Roman de l’Énergie Nationale. Le socialisme est la première doctrine poli-

  1. Les Déracinés, p. 474.
  2. L’Ennemi des Lois, p. 67.
  3. Id., p. 203.