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LA VIE DE MAURICE BARRÈS

déçus, ou mieux nous sommes la figure mouvante de ce tourbillon lui-même. « Ne vouloir que des possessions éternelles et nous comprendre comme une série d’actes successifs »[1]. Ainsi des instants privilégiés du désir nous font saisir un instant la vie dans sa plénitude et dans son être, mais ils ne nous élèvent haut que pour nous faire tomber de haut. « Pour vaincre la vie et pour triompher du découragement, il faut régler la culture de nos sentiments et de nos pensées… sortir d’un désordre barbare pour l’accomplissement de notre destin »[2]. Notre sentiment individuel, notre désir vivant, instantané, s’exaspèrent en Furies ; mais en suivant certaines directions privilégiées, en pratiquant l’art des sacrifices, nous voyons se former des déesses.

Ces directions privilégiées, cet art des sacrifices M.  Barrès les dégagera, les pratiquera avec une clairvoyance sans cesse plus instruite. À la manière qui utilisait dans la vie abondante et désireuse l’intense volupté d’une matière nue, il substituera peu à peu la manière qui utilise en elle la capacité de recevoir une forme, de s’assimiler une discipline. Sa courbe est en grande partie ceci, une forme qu’il cherche, une discipline qu’il vérifie et qu’il accepte. Mais cette forme ne sera belle que si de l’intérieur la richesse, la pression de la matière y maintiennent une tension et une lutte.

« Moi qui suis la loi des choses, disait-il dans Sous l’œil des Barbares, et par qui elles existent dans leurs différences et dans leur unité, pouvez-vous croire que je me confonde avec mon corps, avec mes pensées, avec mes actes, toutes vapeurs grossières qui s’élèvent de vos sens quand vous me regardez ?… Ma tâche, puisque mon plaisir m’y engage, est de me conserver intact. Je m’en tiens à dégager mon moi des alluvions qu’y rejette sans cesse le fleuve immonde des barbares »[3]. Comme l’explique M.  Barrès dans le commentaire qu’il donna plus tard de son premier livre, il s’agissait pour le Moi d’exister, avant qu’il se connût, se limitât, se cultivât avec sagesse, et cet accès à l’existence ne va point sans quelque excès, quelque tumulte qui annoncent seulement que l’enfant est bien venu et robuste. Plus tard cet effort pour dénuder la vie se tournera insensiblement en un effort pour l’habiller ; la tendance à se dégager des alluvions deviendra tendance à laisser fixer sur la branche de l’arbre dont il épouse tout

  1. Les Amitiés Françaises, p. 253.
  2. Id., p. 254.
  3. Sous l’œil des Barbares, p. 164.