Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/306

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ce fait que l’Allemagne du XIXe siècle a été également tentée par l’idée d’organisation et par ce que M. René Berthelot appelle d’une étiquette commode l’Idée romantique de Vie, et qu’elle les a mal rejointes précisément parce qu’a un certain degré elles ne peuvent être qu’ennemies. Mais n’est-ce point l’aventure éternelle de tout génie individuel ou national ? L’art de Gœthe a fait ici de l’humain, et dans les parties diverses de M. Barrès lui-même, serait-il difficile de discerner son monologue de Faust et sa nuit du Brocken, son Homonculus et son Hélène ?

Cette littérature de combat se lit avec des précautions qui tournent facilement au malaise. Elle est faite de demi-vérités qui pour l’esprit appellent invinciblement leur moitié volontairement absente, et l’on marche alors sur un sentier pénible. Je suis sensible évidemment à l’éloquente sincérité de ces lignes de M. Barrès et j’éprouve en moi les fibres qui l’épousent : « Voici la vingt-neuvième fois que les populations d’outre-Rhin envahissent la France, brûlent les maisons, assassinent traîtreusement et torturent nos parents sans défense. Je n’ai jamais pu rencontrer le regard d’un enfant de France sans me dire : Tâchons de lui épargner ces horreurs en affaiblissant de notre mieux le sang de l’Allemagne, — et maintenant je me réjouis en voyant qu’il n’y a pas un enfant de France qui ne soit pour toute sa vie averti, comme nous autres Lorrains nous l’avons été dès notre bas-âge. L’ignoble pacifisme qui nous livrait pieds et poings liés, comme pourceaux en sac, n’empoisonnera jamais les fils généreux des héros de 1914. Préférant la paix à la guerre, mais les armes toujours prêtes, ils surveilleront toujours le peuple brutal qui professe que nous sommes l’ennemi héréditaire[1]. » Journaliste en 1915 j’aurais bien dû moi aussi me faire les mains noires pour jeter le charbon à la machine qui nous défendait. Mais je ne lis pas cela dans un journal, je le lis dans un livre, qui doit rester. Et je ne puis m’empêcher de l’imaginer transposé tout entier sous une plume allemande, en charbon allemand pour la chauffe d’une machine germanisatrice. Des milliers d’Allemands, dans nos provinces envahies ont rencontré le regard des enfants de France en se rappelant les invasions françaises que leurs professeurs ne seraient pas embarrassés de fixer à vingt-neuf, eux aussi, et ils se sont dit : Tâchons d’épargner ces horreurs à nos enfants à nous en affaiblissant de notre mieux ce sang de la France. Ils ont pu tirer ces lignes mêmes

  1. La Croix de Guerre, p. 9.