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c’est autour d’un cœur généreux, gonflé du sang de sa race et qui entre dans l’action[1]. » Voilà le primat de Jeanne d’Arc dans les valeurs françaises. N’oublions pas cependant que ce cœur généreux entrait dans l’action sans haïr l’ennemi et rêvait d’une union, après la guerre, des Français et des Anglais, pour la délivrance de la Terre Sainte.

Mais Français et Anglais avaient alors la même religion, et la lutte, si impitoyable qu’elle fût, manquait du motif qui fait seul d’une guerre une « guerre totale ». Le nationalisme intégral de M. Barrès exige que Français et Allemands ne soient pas de la même religion, n’aient pas la même Terre Sainte. « Unser Gott n’est pas le Dieu de saint Louis, de Jeanne d’Arc, de Pascal et de Pasteur. C’est la vieille idole des forêts profondes, un cauchemar local rehaussé des plus sanglantes couleurs orientales. Je ne m’y trompe pas. Hier, alors que je me promenais en Syrie, en Palestine, j’ai vu dans des paysages qui en demeurent à jamais dévastés les traces des anciens dieux altérés de sang, les Baal et les Moloch. Ils sont apparentés au vieux Dieu allemand[2]. » M. Frédéric Masson ayant attribué à Luther le ravage de la cathédrale de Reims, M. Barrès lui répond, sur des indices certains, au risque de nous brouiller avec la Suède, que le coupable est « le plus ancien des dieux scandinaves, Odin assis entre deux loups »[3]. Il suffit d’un accident humain aussi normal que la guerre pour que l’explication théologique des phénomènes reprenne une autorité contre laquelle un Auguste Comte ne peut pas grand chose.

J’entends bien que ces idées théologiques sont des images littéraires. Mais précisément on préfère chez M. Barrès les images littéraires quand elles portent leur visage naturel et sont débarrassées de ce déguisement. Devant le peuple et la guerre de l’Organisation, M. Barrès note avec une juste élégance : « N’est-ce pas le Génie de l’Organisation qui est gravé sous les traits de l’Ange effroyablement triste dans la cave de l’alchimiste de Dürer ? N’est-ce pas lui encore qui se désespère par la bouche de Faust dans son cabinet de travail, et qui se ridiculise dans le laboratoire où le disciple Wagner compose dans son alambic Homonculus[4]. » C’est une bonne façon de montrer cette moitié de la vérité qui nous intéresse. Le Faust symbolise admirablement

  1. Les Saints de la France, p. 246.
  2. La Croix de Guerre, p. 336.
  3. Id., p. 411.
  4. Sur le Chemin de l’Asie, p. 156.