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au dogme » est utilisée ici pour l’Église intérieure comme elle sera utilisée ailleurs pour créer le sentiment obscur et vivant de la terre et des morts : « J’ai prié sur la Lorraine comme dans un cimetière, mais précisément une telle prière, sans objet déterminé, pourrait hausser l’âme lorraine et ranimer cette morne terre[1]. »

Mais dans le Roman de l’Énergie Nationale, ce massif important de l’œuvre de M. Barrès, la place de la religion est nulle. Aucune allusion au phénomène religieux. Des sept Lorrains, un seul catholique, Gallant de Saint-Phlin, et vraiment sa religion n’a rien de subtil. On goûtera son attitude devant M. et Mme  Roemerspacher : « Saint-Phlin, convaincu jusqu’à l’évidence par la vue de ces deux jeunes gens qu’il se trouvait en présence d’une bonne pierre de l’édifice français, d’un excellent élément de conservation sociale, souhaitait qu’un prêtre d’esprit trouvât un expédient pour bénir leur mariage. Il ne voulait pas imposer une divorcée à sa femme, et pourtant il rêvait de recevoir les Rœmerspacher à Saint-Phlin »[2]. Ainsi Saint-Phlin, bon catholique et bon Français, souhaiterait que l’Église fît avec « esprit » une entorse à ses lois plutôt que d’imposer à sa femme, représentée comme une petite fille fort insignifiante, une modification aux usages de salon qui lui furent transmis avec des recettes d’entremets et des moyens de défense contre les mites ! Quinze lignes plus bas il songe que ce pauvre Sturel « a toujours obéi à ses nerfs ». Mais Sturel lui-même, assez fameux individualiste, n’a jamais pensé à faire brûler une si grande forêt pour faire cuire un si petit œuf. Il est piquant que la seule page du Roman de l’Énergie Nationale où affleure un pointement de catholicisme se rattache encore sous les sédiments nouveaux au vieux massif du Culte du Moi.

C’est dans la troisième partie de son œuvre, celle qui se groupe autour des Bastions de l’Est, que M. Barrès a abordé la question religieuse avec une véritable plénitude et qu’il a cessé de voir dans le christianisme un jeu de symboles commode au moi individuel ou social. Les Amitiés Françaises, la Colline Inspirée, la Grande Pitié des Eglises de France traitent longuement des choses religieuses, et avec gravité et respect, mais toujours dans le même état de sentimentalisme vague qui ne satisfait plus les générations récentes. « J’ai surpris la poésie au moment où elle s’élève comme une brume des terres solides du

  1. Les Amitiés Françaises, p. 244.
  2. Leurs Figures, p. 285.