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Nos voix de désirs font un écho de nos vies antérieures. Ma chanson heurtée, elliptique, c’est le haut chant de mes profondeurs, c’est un oiseau de mes ténèbres qui volette dans mon plein jour[1]. »

Le goût du brisement du cœur. « Les souffrances d’amour… décantent nos sentiments, fécondent des cellules jusqu’alors stériles de notre moelle, et nous poussent aux émotions religieuses[2]. » C’est dans les froissements et les humiliations que se trempe la sensibilité.

Lorsque M. Barrès, après la Séparation, prit en main la cause des églises menacées de ruine, certains parlementaires habitués à manier des idées simples et des clichés bien éprouvés lui disaient avec un clignement d’yeux intelligent : « Une religion pour le peuple, parbleu ! — Pas du tout, répondait M. Barrès. C’est pour moi-même que je me bats. » Et M. Barrès avait raison : « Les églises, écrivait-il déjà en 1892, quel qu’ait été le goût de Marie Bashkertseff pour les salons et pour l’art, demeurent le rendez-vous de qui voyage avec le souci des choses psychiques[3]. » C’est ainsi qu’en défendant les églises il a défendu son bien. Et l’âme n’a qu’à se résigner à cette évolution si claire ici et si logique : l’art est né à l’ombre des églises, mais les églises aujourd’hui trouvent à l’ombre de l’art leur prolongement d’existence.

M. Barrès dans la Grande Pitié des Églises de France ne fait en somme que leur payer sa dette de reconnaissance. Il leur a demandé successivement des services divers, également importants.

Les trois Idéologies transposent, pour le culte du Moi, les parties les plus délicates et les plus intimes du christianisme dans l’Unum necessarium de l’égotisme. Église militante, souffrante, triomphante, désignent le peuple intérieur des émotions. Méditant dans Un Homme Libre sur le Christ de Léonard, M. Barrès conclut : « Mon royaume n’est pas de ce monde ; mon royaume est un domaine que j’embellis méthodiquement à l’aide de tous mes pressentiments de la beauté ; c’est un rêve plus certain que la réalité, et je m’y réfugie à mes meilleurs moments, insoucieux de mes hontes familières[4]. » L’Homme Libre parle souvent de Dieu, qui est tantôt le moi, tantôt « la somme des émotions ayant conscience d’elles-mêmes »[5]. Une « piété indifférente

  1. Les Amitiés Françaises, p. 229.
  2. Le Jardin de Bérénice, p. 70.
  3. Trois Stations, p. 56.
  4. Un Homme Libre, p. 164.
  5. Id., p. 126.