Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/325

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la pile des livres de guerre de M. Barrès devrait d’ailleurs faire refluer cette intelligence sur Un Homme Libre et le Roman de l’Énergie Nationale dont l’intérêt vivant est loin d’être épuisé. Tel soldat français qui lisait Nietzsche dans les tranchées de 1916 fut, quand il lisait il y a longtemps Sous l’œil des Barbares et le Jardin, flétri déjà par d’excellents professeurs comme un « curieux » qui « applaudissait des délires ». Dans délire, eut dit Victor Hugo… Je ne veux pas dire que M. Barrès ait perdu sa lyre : nous pressentons par avance l’enchantement de belles pages futures sur le voyage d’Orient et sur les esprits de la vieillesse. Mais cette lyre qui nous promet encore des musiques de chambre admirables n’est plus celle qui convoque, réunit et anime une génération française. Et nous touchons ici le moment inévitable où la vie et la discipline, les deux puissances que le génie de M. Barrès fut de conjuguer dans une note originale, se détachent comme le Sphinx et la Chimère pour se regarder d’un visage hostile.

La vie est un effort qui a besoin de discipline comme les tissus ont besoin d’une charpente qui les soutienne ou d’une coquille qui les enveloppe. Mais cet effort est limité, et, comme Ravaisson et surtout M. Bergson l’ont fortement expliqué, l’automatisme le guette. Le moment arrive où l’organisation devient répétition et mécanisme, où l’organisme est durci par ses déchets. Cet envahissement de la vie par l’automatisme, il a eu sa part dans la terrible tragédie planétaire. M. Bergson, M. Barrès lui-même l’ont désigné du doigt chez l’ennemi : M. Bergson a vu dans la lutte de l’Entente et des puissances centrales la lutte de la vie contre le mécanisme, et M. Barrès a découvert des ressemblances entre l’Organisation allemande et l’Homonculus du laboratoire de Faust. Philosophie et littérature une fois démobilisées viendront sans doute à une conception plus souple d’une idée vraie. Il n’en est pas moins exact que l’Allemagne, et la terre par contrecoup, ont été happées par leur propre automatisme. Mais l’individu, lui aussi, peut voir là écrite en gros caractères sa destinée qui est pareille. Tout génie individuel ou ethnique a en lui un automatisme latent qui l’envahit sitôt que la vie se détend et s’abandonne. Une certaine liberté forte d’intelligence peut comme un sel conservateur le retarder indéfiniment : un Montaigne, un Sainte-Beuve (peut-être un Gourmont) y sont soustraits à peu près jusqu’au bout. Mais M. Barrès commettait précisément le péché contre cette intelligence quand il l’identifiait avec cet automatisme, et se plaisait dans