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sur une société « où nul ne demeure, s’il ne trouve son plaisir ». Pour Marina, Claire et André, « les autres moi existent au même titre que le leur, en sorte que les conditions du bonheur des autres se confondent avec les conditions du leur propre. Ils ne cassent pas les fleurs qu’ils aiment à respirer ; qu’elles souffrissent, cela diminuerait leur plaisir ; leur sensibilité affinée supprime toute immoralité »[1]. Le tableau, le paysage idyllique vers lequel son individualisme oriente M. Barrès, ne participe-t-il pas, sur le domaine sentimental, à l’essence qu’il croit reconnaître dans le rationalisme moral de Bouteiller et son absolutisme kantien ? Le Bouteiller de la loi morale devient un chéquard : ainsi cette sollicitude pour le bonheur des autres, cette pitié universelle d’une sensibilité affinée figurera peut-être pour le psychologue l’une des routes souterraines qui conduisent M. Barrès à son goût espagnol de la cruauté. Telle la guillotine s’allonge à l’horizon du sentimentalisme révolutionnaire de Rousseau.

Évidemment l’Ennemi des Lois prend place, dans l’œuvre de M. Barrès, sur une frontière excentrique et il paraît avoir voulu y exaspérer pour la liquider une partie de sa nature. « Les lois ont été nécessaires… Rejetons cet appareil désormais superflu et gênant… Expulsons ces détritus et suivons avec la spontanéité de l’indigent Velu les mouvements de notre sang enrichi »[2]. Le tout pour aboutir au baron d’Holbach revu par Spencer. « La date où recevront une heureuse solution tous les problèmes moraux, et les économiques, qui en dépendent, n’est-elle pas précisément cet instant où le bonheur des autres apparaîtra à chacun comme une condition de son propre bonheur ? »[3] Nous tombons là en plein XVIIIe siècle et il est bien amusant de voir, comme en ce siècle humide, le sentimentalisme encore se délayer en des torrents de larmes. Dans Colette Baudoche M. Asmus prend un jour rendez-vous avec ses collègues du lycée « pour une partie de pédantisme ». Les personnages de l’Ennemi des Lois arrangent continuellement des parties de larmes. André Maltère a même l’idée de publier « un livret, chaque mois, pour faire pleurer », comme il y a chaque semaine des illustrés pour faire rire. Ils cherchent avec passion des sources de larmes : « Ô André, je voudrais que tu fusses mort… Si tu étais mort je n’aurais plus qu’à soigner l’image que je garderais de toi.

  1. L’Ennemi des Lois, p. 211.
  2. Id., p. 200.
  3. Id., p. 203.