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LA FIGURE INDIVIDUELLE

— Moi aussi, lui répondait-il, je voudrais que tu fusses morte »[1]. Et à cette idée chacun — André et Marina — pleure abondamment. Chacun aime en l’autre un prétexte précieux de larmes. Ils s’aiment dans les larmes jusqu’au paroxysme en s’exaltant sur la perte et la misère de Velu II, — et il est remarquable que Claire Pichon-Picard, qui nous est présentée comme une abonnée des mardis du Théâtre-Français, ne dise pas : « Tirez ! » Bien au contraire l’intellectuelle, rachetée par l’amour du Velu, entrera en tiers dans le pluvieux et doux royaume.

Quand M.  Barrès écrivit l’Ennemi des Lois, notre XVIIIe siècle, sous une peau d’ours, nous revenait de Russie, — et c’est sous cette figure russe qu’intensifié et ensauvagé il permet à M.  Barrès de grouper sur lui et d’exprimer par lui certaines parties spontanées de sa propre nature. C’était le temps (1893) de « ce charme russe, brutal et raffiné, qui seul nous émeut à cette heure »[2]. Et de la Russie M.  Barrès écrivait : « Dans ce là-bas, se forme la beauté où, j’en suis sûr, s’épanouira ce sentiment informe qui nous remplit tous, jeunes gens, en qui les torrents de la métaphysique allemande ont brisé les compartiments latins (Une bonne cure à Sainte-Odile, monsieur Barrès !) Là-bas, c’est où mademoiselle Bashkirtseff reçut comme les choses du monde les plus naturelles cette vigueur d’esprit et de sensualité qui nous restituerait le sens de l’amour à nous autres de qui les pères ne savaient plus que comprendre »[3]. La Marina de l’Ennemi des Lois figure ce charme russe, qui aide M.  Barrès, comme beaucoup de ses contemporains d’alors, à préciser littérairement et à situer géographiquement cet élan et cette intensité de vie palpitante et nue qu’il trouve à ses racines. Il écrit alors Toute Licence sauf contre l’Amour pour faire admettre qu’« il n’y a qu’une loi : l’amour ; qu’une barrière : faire de la peine à un être »[4]. M.  Maurras, Provençal qui se veut épuré de la sensibilité romantique et slave, écrivit précisément les Amants de Venise pour se débarrasser de cette idée.

Cette idée, M.  Barrès, fils spirituel de Rousseau, de Chateaubriand, de Michelet, au contraire s’y complaît et s’y enfonce. « Observer, prendre des notes, les rassembler systématiquement, toute cette froide

  1. L’Ennemi des Lois, p. 187.
  2. Trois stations, p. 37.
  3. Id., p. 48.
  4. Toute Licence, p. 177.