Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/48

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le champ de bataille, étant entré dans un bois, vit trois blessés, deux Prussiens et un Français, qui s’étaient réunis, pansés tant bien que mal et faisaient bon ménage ». C’est qu’ayant satisfait pendant la bataille « à la plus haute dignité des hommes civilisés, ils s’abandonnèrent, comme c’était leur droit de pauvres blessés, à un certain animalisme »[1]. M.  Barrès, indulgent ici à de pauvres diables, lève le pouce patricien qui fait tout de même grâce au gladiateur blessé : cela est bien. Évidemment la guerre étrangère rachète — elle a surtout racheté depuis — son infériorité en profondeur de haine par son extension dans l’espace et dans le temps. Mais rien ne vaut (ou ne valait avant l’âge mûr et les responsabilités) pour un amateur vrai comme M.  Barrès la guerre civile. Il serait naïf de se scandaliser. La nature de son art et peut-être de l’art requiert bien un instinct de ce genre. Leurs Figures et telles pages des Scènes et Doctrines ont une valeur littéraire bien supérieure aux dix à quinze volumes où M.  Barrès a réuni ses articles quotidiens de guerre. Les uns et les autres sont pourtant, à peu près, du journalisme. Ainsi les Châtiments valent mieux que l’Année Terrible. Brunetière a expliqué assez bien pourquoi il ne peut guère y avoir de bonne poésie lyrique patriotique. La poésie, comme les arts, est une victime de la guerre, il n’y a que l’histoire qui y trouve son bénéfice. Le Cirque pour M.  Barrès n’a dégagé toutes ses puissances que lorsqu’il y a vu combattre ou courir des panamistes comme dans Leurs Figures et des dreyfusards, comme dans les Scènes. La Grande Pitié des Églises de France qui appartient à une période plus pacifique et plus détendue, y ajoute comme intermède comique des anticléricaux.

Cette âme de Romain au cirque, M.  Barrès a évidemment la sensation de la porter avec quelque anachronisme. Au procès de Rennes, c’est pour la France que « durant vingt-deux séances nous oserons l’observer (Dreyfus) avec une clairvoyance cruelle »[2]. Il ne voudrait point être dit spectateur, mais « soldat des batailles de Rennes ». C’est affadir ad usum Delphini une belle nature espagnole (et sans grand bénéfice, le métier de soldat in partibus ayant prêté depuis à quelque ridicule). À Rennes M.  Barrès tombe même sur un mauvais numéro. Dreyfus vole son observateur. Il se tient trop muré, trop raide. « Ses réactions ne livrent rien. On se fait mal sans bénéfice sur cette face toute rétrécie par la détresse. » Le lion du Cirque qui sommeille

  1. Scènes et Doctrines, p. 407.
  2. Id., p. 141.