Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le cœur de M. Barrès n’a pas sa belle part de chrétien (on sait que c’était à Rome le nom des Juifs). En d’autres temps et en Espagne, les amateurs étaient mieux servis. Dans une église de Tolède on voit la chaire « où saint Vincent Ferrer, au début du XVe siècle, enflammait la population contre les Maures et les Juifs. Il obtenait de très nombreuses conversions, mais, pour aller plus vite, un beau jour il descendit de sa chaire et suivi de son auditoire gagna le quartier juif. Il envahit et purifia leur synagogue, aujourd’hui Santa Maria la Blanca, tandis qu’on jetait dans le Tage un grand nombre d’infidèles… Rien n’est plus beau dans les dernières heures de la journée que ces précipices où le grand fleuve roule des eaux toujours jaunâtres »[1] (Le jaune était alors la couleur des rondelles imposées aux juifs, qui ont du y déteindre). Le brave pays et le bon temps ! (Mère Ubu : Pouah ! En voilà un qui a le crâne fendu. — Père Ubu : Quel beau spectacle !)

L’Espagne a perdu l’habitude de ce genre de spectacles. Mais les courses de taureaux demeurent, et leur excitation, mêlées à l’électricité d’une assemblée parlementaire, figurent pour M. Barrès un centre de volupté nerveuse. « Le cirque parlementaire, plus avide que les arènes de Valence ou de Séville » fait foisonner Leurs Figures de magnifiques images tauromachiques : toutes les grandes séances de l’ère panamiste sont transposées sur cette clé. « On va débusquer, pousser du toril dans l’arène le plus sauvage, le plus féroce de tout le pâturage parlementaire, le petit taureau au large poitrail, au mufle carré, celui qui épouvante les meilleurs espadas, M. Clémenceau »[2]. Mais Millevoye dans l’affaire des papiers Norton, « c’est l’espada qui, manquant le taureau, se fait siffler par tout le cirque et détourne de son quadrille la faveur publique »[3]. La dernière page du chapitre Gâteux depuis Panama nous porte aux limites ou aux racines physiologiques d’un tel sentiment.

« Au dernier acte d’une course en Espagne, quand l’espada a mal planté son épée et que, demi-assassiné, le taureau blanchit d’écume et beugle, on voit, pour en finir, le cachetero sauter par-dessus la barrière. Le coup de grâce ! Le couteau court et atteint la moelle : la bête tombe, lourde, foudroyée. À cette seconde, un jour, aux toros de Séville, près de Sturel, une belle jeune fille trouva l’un de ces gestes impurs de

  1. Greco, p. 116.
  2. Leurs Figures, p. 142.
  3. Id., p. 246.