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à Nivillers, et voici la curée froide qu’il organise avec les lambeaux faisandés de son ancien camarade »[1].

Du Panama à l’affaire Dreyfus, l’atmosphère des haines civiles, chargée davantage d’électricité, augmente encore la tension de ce génie à la Goya, ou encore à la Ribera, ce peintre de supplices que Naples appela l’Espagnolet. Pour donner à M. Barrès, en cette matière, toute liberté et bonne conscience, il faut que le supplicié soit juif : ainsi le peuple romain préférait à tout, dans l’arène, les chrétiens, ennemis du genre humain. Quand Dreyfus, en 1894, fut dégradé au Champ de Mars, M. Barrès, amateur de sensations fortes, n’eut garde de manquer le spectacle. Au moment de l’agitation dreyfusiste il le rappelle avec volupté dans la Parade de Judas. « Spectacle plus excitant que la guillotine fichée dans les pavés, à l’aube du jour, place de la Roquette. C’était un heureux de ce monde, méprisé, abandonné de tous : « Je suis seul dans l’univers, aurait-il pu s’écrier »[2]. Et tout le morceau rappelle les dernières pages de Salammbo, roule comme vers l’achèvement de son vœu intérieur à la promenade de Mathô dans Carthage. « Les poussées instinctives de la foule réclamaient avec plus de fureur qu’on tuât ce bonhomme doré devenu un bonhomme noir. Mais la loi le protégeait pour lui faire subir les outrages réglementaires. » Images pareilles, à Rennes, quand Dreyfus entre dans la salle du Conseil. « Une boule de chair vivante, disputée entre deux camps de joueurs et qui depuis six ans n’a pas eu une minute de repos, vient d’Amérique rouler au milieu de notre bataille »[3].

La guerre civile arrose ici une plante qui fleurissait spontanément dans le jardin de M. Barrès, — une plante d’Espagne, en feuilles à forme de poignard. Villiers de l’Isle-Adam a écrit un Convive des dernières fêtes qu’on évoquerait volontiers. On tirerait de l’œuvre un jardin des supplices assez complet. La guillotine y rendrait peu. « Quand j’ai vu Émile Henry pieds liés, mains liées, qu’on traînait à la guillotine, je n’eus dans mon cœur que la plus sincère fraternité pour un malheureux de ma race ; mais qu’ai-je à faire avec le nommé Dreyfus ? »[4] Dans le récit de la dégradation de Dreyfus à l’École Militaire, sur la place où il fut cinq ans après décoré de la Légion d’hon-

  1. Leurs Figures, p. 114.
  2. Scènes et Doctrines, p. 134.
  3. Id., p. 138.
  4. Id., p. 135.