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volupté qu’il y a dans les danses espagnoles, pour révéler par un mouvement involontaire de tout son corps, que la douleur, le plaisir, quelque chose de suprême enfin avait pénétré. L’excitation de cette longue tauromachie parlementaire empêchait, en décembre-janvier, Sturel de dormir, et dans ses longues insomnies, mêlant la jeune Espagnole en mantille, souliers de satin aux pieds, et fleurs à la tête, avec Baïhaut tout blême qui s’embarrasse les pieds dans ses entrailles, comme un cheval éventré, et avec Rouvier congestionné, qui beugle dans le Cirque, il se répétait : « Je n’aurai d’apaisement qu’après le poignard du cachetero coupant la moelle de la bête, achevant enfin le parlementarisme »[1].

L’image de la corrida dans ce livre de belles haines espagnoles revient comme un leit-motiv espacé, moins étonnante encore que celle qui court tout le long des trois chapitres Un Rat empoisonné, l’Agonie du Baron de Reinach et Le Cadavre bafouille. On y trouve pour épigraphe une phrase tirée d’un récit de martyre en Chine, et M.  Barrès s’est complu avec une grande volupté au détail de cette chasse que subit dans le brouillard sale et gras d’un novembre parisien, le misérable baron de la rue Murillo. Déjà, dans son voyage avec Saint-Phlin par la fine vallée de la Moselle, Sturel, à Varennes « jouissait beaucoup de suivre sur les lieux mêmes le récit d’un tel événement, de cette chasse royale »[2]. Mais c’est là une émotion fade à côté de cette chasse au Reinach qui prend Clémenceau, Rouvier, Constans dans son tourbillon, et qui passe par des fourrés où nous perdons la bête. « Nous découvrons des traces, nous entendons les chiens, mais la bête, nous l’apercevons par rares intervalles »[3], qui fait lever avec elle, comme le gibier d’une chasse infernale, des parlementaires « gibier palpitant qui bavait », — et qui morte devient un de ces gros rats « qui, ayant gobé la boulette, s’en vont mourir derrière une boiserie d’où leur cadavre irrité empoisonne ses empoisonneurs »[4]. Le ministère Ribot, poussé par le tumulte, finit par ordonner l’exhumation et l’autopsie du cadavre pourri dans une baraque en planches dont les yeux des journalistes fouillent furieusement les fentes. « M.  Ribot fréquentait les chasses du baron

  1. Leurs Figures, p. 164.
  2. L’Appel au Soldat, p. 272.
  3. Leurs Figures, p. 95.
  4. Id., p. 112.