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bois de Boulogne pour le voir. L’application empirique de l’Anglais et la concaténation métaphysique de l’Allemand lui répugneraient également. Sa manière de penser — qui s’accorde en effet admirablement à la méditation sur un paysage historique — demeure intermédiaire entre l’intelligence et la rêverie, pleine de goût, juste de ton, allant, d’un trait qui n’insiste pas, au cœur des choses. Il est servi par une admirable imagination, plus intense que vaste, plus profonde que large. Imagination qui nourrit et colore sans cesse l’intelligence, lui donne les mouvements et le sang de la passion, l’incorpore à de la vie et à de la chair. « Le Sourd, dit-il d’un lourd garçon, n’avait pas d’imagination. Quand nous touchions à un magnifique cas de conscience, et dans un problème où toute une nation était intéressée, il ne pensait qu’à sa personne »[1]. Le mot est très juste. C’est bien par imagination que M. Barrès sort de sa personne et par images qu’il pense.

Une intelligence nourrie d’imagination ne tombe point dans cette sécheresse qui ne voit comme dignes d’être pensées que des idées claires. M. Barrès dans les Trois Idéologies était préoccupé à la fois d’aller loin dans l’ordre de la conscience et d’aller loin dans le sens de l’inconscient. Simon et Bérénice, les deux belles raquettes par lesquelles s’exerce son imagination, figurent l’une et l’autre tâche. Le Culte du Moi a pour fin d’amener l’individu à la conscience la plus claire : sentir le plus possible en analysant le plus possible, rendre consciente pour en jouir davantage après l’avoir inventoriée, la plus riche sensibilité. D’autre part le Jardin de Bérénice est le livre de l’inconscient : le monde de Petite-Secousse, de l’âne et des canards développe comme dans les tapisseries du roi René les mystères de l’instinct populaire. Même opposition, plus tard, dans le nationalisme qui forme le second étage de la formation barrésienne. « Penser solitairement c’est s’acheminer à penser solidairement »[2]. La pensée solidaire comme la pensée solitaire implique ces deux grands partis du conscient et de l’inconscient. « Un nationaliste, c’est un Français qui a pris conscience de sa formation »[3]. D’autre part c’est sur l’inconscient de la Terre et des Morts que le sentiment nationaliste se fonde.

Dans l’un et dans l’autre sens, il n’y a nullement contradiction. Bien au contraire ce sont là les deux seaux alternés d’une pensée qui

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 22.
  2. Scènes et Doctrines, p. 15.
  3. Id., p. 10.