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ducs de Brienne sont sur le chemin que je prends pour aller en Lorraine. Fabvier est de Pont-à-Mousson. Notre sang nous force à sentir dans le mot de Grèce autre chose que ce que l’Hellade était pour Périclès »[1]. Évidemment. Il y a tout de même une hiérarchie entre la conception de la Grèce qui cristallise autour de l’origine mussipontine de Fabvier et celle qui se définit autour de l’idée du temple dorique. L’acte propre d’un cerveau humain n’est pas de trouver et de reconnaître passivement en lui des débris composites et superposés, mais de les classer, d’établir entre eux une ligne, un ordre. Un homme civilisé, qu’il soit de Kœnigsberg ou de Pont-à-Mousson, qu’il aie Winckelmann ou Gautier de Brienne pour compatriote, trouve en effet dans son cerveau composite plusieurs idées de la Grèce, ou, si l’on veut, plusieurs idées sur la Grèce. Mais, parmi elles, il est juste de mettre au premier rang l’idée qui nous permet de grouper sous ce nom, sur une aire d’intelligence, l’Acropole du genre humain. Toutes les autres idées humaines, y compris les plus nationales, celles que nous localisons sur notre terre paternelle, en recevront, de loin, comme d’un soleil, chaleur et clarté. Il y a peut-être autant d’indiscrétion à installer sur l’Acropole une manière nationaliste de penser qu’il y en avait — ce fut le cas de M. Romain Rolland — à faire pendant la guerre, au-dessus de la mêlée, des Alpes suisses une Acropole de jugement historique et de justice internationale. À Athènes je ne me connais que comme un homme civilisé et dans la France de 1914 que comme un homme mobilisé. Il me semble que le propre de l’intelligence est précisément de poser ces limites et de remplir ces cadres.

Le principal chapitre du Voyage sur Athènes s’appelle : « J’analyse mon désarroi ». Désarroi beaucoup plus intéressant et plus intelligent que ne le serait un chapelet de clichés et d’admirations convenues. M. Barrès y sent à vif, s’y explique loyalement : « Après huit jours, je crois sentir que l’interprétation classique ne pourra être la mienne. À mon avis Pallas Athéné n’est pas la raison universelle, mais une raison municipale, en opposition avec tous les peuples, même quand elle les connaît comme raisonnables »[2]. « Après trois semaines d’Athènes, j’ai trouvé sur l’Acropole la révélation d’une vie supérieure qui ne pouvait pas être la mienne. Cela m’irrite et me peine… La perfection de l’art grec m’apparaît comme un fait, mais en l’affirmant je me

  1. Le Voyage de Sparte, p. 76.
  2. Id., p. 61.