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ser l’intelligence. Pas d’intelligence sans une critique de l’intelligence : depuis Socrate tout intellectualisme l’admet. M. Barrès cirait volontiers, peut-être, de l’intelligence ce que Hérédia disait de la poésie : « Ce n’est que l’une de mes élégances. » Entendons-le au meilleur sens. Il est élégant que l’intelligence reconnaisse les profondeurs sensibles sur lesquelles elle est fragilement portée. Il est élégant qu’elle aperçoive ses limites, qu’elle soit prémunie contre les infirmités et les infatuations où elle peut glisser. Il est élégant qu’elle s’endorme et s’oublie parfois comme les chevaliers croisés dans les palais d’Orient : une race de Gasmules peut en naître.

On a vu comment alternaient dans la sensibilité véhémente et riche de M. Barrès tension et détente, cruauté sèche qui le rétracte en lui, amour, pitié, larmes, qui le répandent vers une sorte de panthéisme oriental et de molle religion syrienne. Il est allé à Byblos où les femmes pleuraient Adonis, et il nous dit quelque part qu’il ne mourra pas sans avoir vu Kerbela « qui but le sang des Alides » et boit chaque année le sang que de leurs corps tailladés les Persans font couler pour Ali. L’Orient illustre pour lui le monde voluptueux des larmes, mais à l’horizon de la Grèce il n’a aimé vraiment que la fleur dure de fer et d’or, Sparte. Il a marché contre l’Acropole avec Xerxès et avec celui que Renan appelle « l’infâme Lysandre ». Je sais des humanistes farouches qui le regardent de l’œil dont les Tarasconnais voyaient Tartarin après qu’il eût tiré sur la mère-grand. Je le féliciterais plutôt d’avoir fait sentir que Sparte n’appartient pas exclusivement à la Prusse : mais qui sait si dans deux mille ans un dilettante bien barrésien n’écrira pas sur les mêmes thèmes un Voyage de Potsdam ?

« Aux attraits que cette noble cité offre à tous les passants, je substituai machinalement une beauté plus sûre de me plaire, une beauté selon moi-même[1]. » Ainsi parle M. Barrès de Venise. Il a éprouvé qu’à Athènes cela n’est absolument pas permis ; lorsque Caligula voulut substituer sa tête à celle du Jupiter Olympien, le dieu, dit-on, éclata de rire. Mais à Sparte M. Barrès a ses coudées franches : rien n’en reste à peu près qu’un paysage splendide et un grand nom, matière passive aujourd’hui et table rase qui prendra comme un étang sous les nuages les formes de l’esprit qui passe. Puis Athènes est le champ de la culture littéraire, repensée, indirecte. Alexandrie en

  1. Un Homme Libre, p. 177.