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émane naturellement. Sparte, comme Tolède, est le lieu de l’être, du direct. « Deux bras nus nous saisissent l’âme. »

Du même fonds et dans le même ordre, M.  Barrès s’est appliqué à « jouir de la Chambre comme du lieu d’une grande tragédie spirituelle. Les flots d’un immense océan, les vagues de l’histoire et les éternels instincts de notre nation composite s’y épandent et jouent sous notre regard. C’est la beauté des grands paysages chargés d’histoire où pour ma part je trouve plus de plaisir que devant aucune œuvre d’art.

« Il arrive dans la vie un jour où l’on voit à cru et à nu ce que c’est qu’un poète. Un poète c’est un homme qui possède l’art de fixer un frisson et de donner un caractère d’intensité et d’éternité à ce qu’il sait éphémère et superficiel ; c’est un homme enfin qui coule une existence où les mots le dispensent des actes. Quand on a senti cela jusqu’à la nausée on se détourne des génies individuels et l’on cherche la poésie dans la nature et les collectivités[1]. »

Il y a ainsi chez M. Barrès un mouvement général pour déclasser sous les valeurs de la vie le livresque et le littéraire. Un mouvement qui se continue à travers les plans différents qu’il traverse. « Entre Mégare et Corinthe, aujourd’hui, je déclasse les Poèmes Antiques, Barbares et Tragiques : je les rangerai dorénavant sur le rayon que préside Boileau. Nul n’est poète s’il n’a des ailes…[2] » À son tour le poète ailé, le monde des mots, sont déclassés sous le monde des actes, sous le mystère des foules (le titre du roman que M. Paul Adam fit sortir de la même campagne électorale nancéenne qui produisit chez M. Barrès le Jardin de Bérénice). Le Jardin cherchait la poésie dans la nature et les collectivités ; plus tard M.  Barrès, de Leurs Figures à l’Union Sacrée, la cherche, rabique ou idyllique, dans une foule, parlementaire ou autre, c’est-à-dire dans du vrai, du vivant et du nu. Une Bérénice de Tolède, un Voyage de Sparte, suivent ce même fil.

Le Voyage de Sparte sous son apparent désordre témoigne d’une composition extrêmement adroite. Tous les morceaux qu’y fait entrer du dehors M.  Barrès pour étoffer un carnet de voyage trop maigre s’adaptent les uns aux autres. Le chapitre sur l’Assassinat de Capo d’Istria à Nauplie, pareil aux morceaux que Stendhal aimait tirer des chroniques italiennes, prétend nous mettre dans les approches de

  1. L’Union Sacrée, p. 312.
  2. Le Voyage de Sparte, p. 157.