Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sparte : « Une chanson orientale empoisonne une âme passante. Mais la vision nette de quelques faits cruels nous redresse et nous tonifie. L’homme n’est pas fait pour qu’il rêve, mais pour qu’il morde et qu’il déchire[1]. » La Sparte militaire, la Sparte d’Hélène dispose sur le voyage de Grèce du sang, de la volupté et de la mort. Elle porte les grandes murailles franques de Mistra, et les deux ordres d’images guerrières, la grecque et la franque, forment les deux moitiés justement accordées d’une même figure héroïque. À Sparte « les Motifs de mon Enthousiasme » s’opposent au « J’analyse mon désarroi » d’Athènes. Une forme de la vie nue comme à Tolède, une figure de la patrie comme à l’Arc de Triomphe et au Panthéon, une colline de contemplation historique comme le Sion-Vaudémont lorrain, le tout uni sur le paysage éclatant de Sparte, entre la neige et les lauriers-roses, dans les noms d’Hélène, de Léonidas et de Villehardoin. Une statue de la vie héroïque, en toute sa chair et toute son âme, s’y assied avec ampleur : « Un cœur noyé de poésie, s’il connaît une fois cette virilité du mont sous lequel tressaille la plaine pécheresse, veut mourir pour un idéal. Sa volonté d’être un héros jaillit claire et joyeuse. Rien désormais ne le contentera qu’un fier repos au sein de la cité, une mémoire bien assise et resplendissante[2]. »

Rien moins que l’intelligence de M.  Barrès ne donne l’idée d’un miroir passif qui refléterait fidèlement, purement et froidement les choses. Il n’est point comme M.  Maurras un artiste en intelligence, mais il est pourvu d’une intelligence d’artiste. Une intelligence qui se meut entre un peuple d’images comme une jeune femme entre les bibelots, les tableaux et les soies d’un salon. Le type exact de la pensée qui manque de ligne, de jet, de suite, qui souffre et jouit à la fois sous l’abondance, l’entassement, le discontinu de ses biens, et qui, à défaut d’un plan logique, sait les ordonner de trois manières. D’abord en les rapportant au moi, en donnant à leur confusion l’apparence d’une fusion, en laissant épouser à leur mouvement le mouvement même de l’âme qui se cherche, se connaît, s’éprouve, en les faisant participer de l’ordre intérieur. Ensuite en les animant par la figure de personnages qui les assimilent, les rendent en intuitions et en courbes vivantes. Enfin (et c’est proprement la manière intellectua-

  1. Le Voyage de Sparte, p. 199.
  2. Id., p. 236.