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Cette dépense littéraire d’un capital héréditaire représente pour M. Barrès le type de la félicité puisqu’il l’appelle « l’existence la plus heureuse qui soit à notre époque, et qui passe singulièrement, pour prendre deux termes vulgaires de comparaison, celle des rois et des milliardaires »[1]. Comme les rois et les milliardaires à la plèbe, elle s’oppose à celle du plus grand nombre des intellectuels « ces prétendus inventeurs de leur pensée, qui sont les esprits les plus serfs »[2]. Au-dessous même du serf « l’idéaliste qui révise chacun de ses actes est dans la pénible situation de Robinson Crusoé recréant toute la civilisation de son île »[3]. Un Jardin de Bérénice, une Venise, le plateau de Sion, voilà exactement le contraire de l’île de Robinson.

Mais justement cet héritage, sous sa forme de vie littéraire, apparaît à M. Barrès lui-même comme un héritage d’Épigone. L’ombre de Chateaubriand continue à le gouverner et à le modeler. « Aujourd’hui, écrit-il de Karyténa, nous devons rêver où nos pères ont vécu… Des vies sans nombre et des forces choisies ont été pressées comme des roses pour que ce burg nous fût un flacon de parfum »[4]. C’est sa ruine qui en fait un flacon de parfums pour l’écrivain, y transforme la vie en rêve, l’incorpore à la littérature des Génies. Tout existe, disait Mallarmé, pour aboutir à un livre. Tout a existé dans un tel burg pour aboutir à l’exaltation de la vie littéraire.

Dans la Venise des rois sans royaume de même que sur une colline de ruines idéalisées, M. Barrès se connaît et s’explique comme un Épigone littéraire : « Mon vrai nom c’est Tiepolo… En lui l’âme vénitienne qui s’était accrue instinctivement avec les Jean Bellin, les Titien, les Véronèse s’arrêta de créer ; elle se contempla et se connut… Comme moi aujourd’hui Tiepolo est un analyste, un analyste qui joue du trésor des vertus héritées de ses ancêtres…

« Tiepolo est le centre conscient de sa race. En lui comme en moi, toute une race aboutit. Il ne crée pas la beauté ; mais il fait voir infiniment d’esprit, d’ingéniosité… Il sentait une fatigue confuse des efforts héroïques de ses pères ; et tout en gardant la noble attitude qu’ils lui avaient lentement formée par leur gloire, il en souriait[5] ».

  1. Scènes, p. 263.
  2. L’Appel au Soldat, p. 118.
  3. Les Déracinés, p. 427.
  4. Le Voyage de Sparte, p. 259.
  5. Un Homme Libre, p. 187.