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Mieux encore qu’en se plaçant sous l’invocation de Chateaubriand et de Tiepolo, M. Barrès donne la note exacte et profonde lorsqu’il évoque un jour de sa jeunesse où, causant avec Anatole France et Leconte de Lisle dans la bibliothèque du Sénat, Victor Hugo vint les rejoindre : « Ah ! dit-il, si quelque jour je pouvais mériter que l’Histoire acceptât ce groupe de quatre âges littéraires[1] ! » M. Barrès, dont la place est entre les grands écrivains de son temps, énonce là l’ambition la plus justifiée. Probablement, de l’une à l’autre de ces quatre figures, il aperçoit une ligne, une suite, un passage, j’imagine, de la spontanéité à la conscience, quelque chose comme le mouvement de Titien à Tiepolo. Une bibliothèque somptueuse comme celle du Luxembourg est en effet le lieu propre à grouper ces âges littéraires et à encadrer, comme un concert du Giorgiorne, les quatre personnages. Les quatre Épigones, héritiers de Chateaubriand figurent l’exploitation d’une richesse, l’utilisation du passé. Utilisation morale et politique avec Victor Hugo, décoratrice avec Lecomte de Lisle, ironique avec Anatole France, égotiste avec M. Barrès, — deux bibliothécaires sur les quatre.

« Et moi qui suis Tiepolo, et qui, replié sur moi-même, ne sais plus que répandre la lumière dans ma conscience, combiner les vertus que j’y trouve, et me mécaniser, j’approche de cette dernière période. Quand ce corps où je vis sera disparu, mon Être dans une nouvelle étape ne vaudra que pour classer froidement toutes les émotions que le long des siècles il a créées. Moi, fils par l’esprit des hommes de désirs, je n’engendrerai qu’un froid critique ou un bibliothécaire. Celui-là dressera méthodiquement le catalogue de mon développement, que j’entrevois déjà, mais où je mêle trop de sensibilité. Puis la série sera terminée[2]. »

Série terminée quand est formulé le livre auquel aboutit tout. Série terminée lorsqu’à « la pointe extrême de l’Europe, en face du grand large de l’Amérique, sur la terrasse du sémaphore du cap Sagrès, nous songions, ayant draîné à travers l’Europe toutes les façons de sentir, et les voyant avec les yeux de l’imagination qui se jouaient autour de nous dans cette grandiose solitude. Nul moyen d’augmenter ce troupeau, de le mener plus loin… »[3] Par sa pente spontanée une telle

  1. Un Homme Libre, préf. de 1904, p. 15.
  2. Id., p. 188.
  3. Du Sang, p. 171.