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différents tant chez Socrate que chez Néron. Or l’art de la vie rentre dans les cadres et dans les lois générales de toute œuvre d’art : c’est le multiple dans l’unité. Il comporte toujours ces deux points de vue plus ou moins raccordés.

Le premier mouvement, dans cet ordre, c’est toujours de jeter les mains sur le plus de vie possible, d’embrasser le plus d’objets, de chercher plus de jouissance, d’assumer plus d’être. Il y a longtemps que Platon a comparé cette tendance naïve et spontanée à l’avidité des enfants à la foire qui veulent indifféremment tout ce qu’ils voient. Il est bien évident qu’on ne peut être ni avoir tout à la fois, mais il n’y a pas de contradiction logique à ce que l’on devienne successivement tout. Philippe et Simon, dans Un Homme Libre, arrivent, en leur journée de Jersey, à cette conclusion qu’il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. Mais les épisodes mêmes du Culte du Moi et des deux livres qui suivirent Un Homme Libre indiquent qu’on n’atteint pas simultanément au maximum dans les deux ordres. Un Homme Libre est un livre d’analyse, le Jardin, Du Sang des livres de sensations. Toute idée de la vie implique donc déjà cet échec, cette diminution, de n’admettre que comme successifs et s’excluant les biens dont on la conçoit nourrie : « J’avais le culte de ce qui est en moi d’éternel, et cela m’amena à me faire une méthode pour jouir de mille parcelles de mon idéal. C’était me donner mille âmes successives ; pour qu’une naisse il faut que l’autre meure ; je souffre de cet éparpillement. Elles se contredisent et se nient en moi, et pourtant je les reconnais comme des aspects d’une âme indivise… Ne pourrais-je réunir tous ces tons discors pour en faire une large harmonie ? »[1] Eh non ! Lorsque dans la Tentation Antoine surmené de vision veut embrasser et posséder toute la vie : « J’ai envie de voler, de nager, de beugler, d’aboyer, de hurler, je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière » ; il termine de la façon la plus logique : « être la matière ». Il n’y a en effet que la matière, l’indéterminé, la puissance, l’Autre, pour accueillir à la fois dans sa matrice obscure et ses virtualités, sous l’idée de la simultanéité dans l’espace, toutes réalités coexis-

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 48.