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n’existe pas[1]. » Alors M. Barrès et d’autres mettaient inoubliablement à l’horizon du quartier des Écoles, en ce Renan populaire des dernières années, un énorme Bouddha, incorporé à la rive gauche, comme l’est le Penseur à la perspective de pierre du Panthéon. Sarcey, qui fut aussi sur la rive droite un petit bouddha de même nature, disait à Jules Lemaître, qui s’en glorifie quelque part : « Allez ! allez ! après moi c’est vous qui serez la vieille bête ! » Renan, qui s’irrita des Huit jours n’eût-il pas fait mieux de tenir à l’adolescent Barrès un propos analogue ? En attendant de rentrer, comme Renan, dans la solide et calme famille des grands écrivains, M. Barrès doit s’attendre à faire un stage, un Purgatoire du même genre, à figurer, lui aussi, non près du Collège de France, mais entre l’Arc de Triomphe et le bois de Boulogne, une figure considérable prise un peu entre un immense respect et quelques ironies trop usées pour que j’en allonge ce chapitre.

VII
LA VIE DOUBLE

Un moi, une destinée, nous apparaissent comme un héritage si nous les regardons dans leur source ; mais on peut se plaire davantage à les considérer dans leur cours, à les suivre comme Sturel et Saint-Phlin suivent la vallée de la Moselle, à les éprouver en leur durée comme une vie. M. Barrès est un grand vivant, l’artiste le plus rare et le plus expert à faire rendre à la vie tout ce qu’elle peut de donner en délicatesse et en force, en connaissance de soi et en puissance sur soi. Nous lui devons d’avoir approfondi et nuancé nos valeurs de vie, d’avoir renouvelé ou tout au moins cultivé parmi nous quelque chose de grec, cette action sur la vie conçue comme une œuvre d’art, composée ou disposée selon une suite intelligible… Qualis artifex ! cette idée d’une existence construite, artificielle qui se réalise sur des registres

  1. Huit jours chez M. Renan, p. 10.