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tirer de cette culture, en se ployant à ses nécessités, le meilleur parti. Puisque l’égotiste ne peut éviter le temps, la succession, il les prendra pour éléments d’une vie bien pensée et bien pesée. Il donnera a ses émotions un centre de ralliement, une direction, un objet qui les unifie. Soit le désir soit la possession fournira pour le moment qui passe une apparence, un schème d’unité.

« Une chose demeure, qui seule importe, c’est que tu désires encore. Voilà le ressort de ton progrès, et tout le ressort de la nature[1]. » Bérénice figure un moment de ce désir. « Reconnais en moi la petite secousse par où chaque parcelle du monde témoigne de l’effort secret de l’inconscient ». Effort, désir, malaise aigu et voluptueux qui suivent la pente ascendante d’une sensibilité. Mais elle se veut bientôt plus facile, plus ordonnée et plus riche, elle atteint son palier et sa pente principale, une image de possession, et d’un capital. Ces cours d’eau d’une vie voluptueuse ont pour niveau de base la philosophie capitaliste de la Terre et des Morts, une belle propriété où, comme dans la terre de Saint-Phlin, on jouit « des habitudes accumulées ».

Ces habitudes accumulées peuvent dégager une grande poésie. Des poètes furent admirables pour les avoir puissamment exploitées. La visite de Saint-Phlin à Mistral paraît celle d’un jeune seigneur à son suzerain spirituel. Et Mistral, poète des habitudes accumulées, tant individuelles qu’ancestrales, poète des eaux profondes et non des eaux sauvages, est un fils spirituel de Lamartine, le héros œkiste de cette poésie. Mais Lamartine la préparait, la balançait, la mettait en valeur et en contraste par un magnifique vagabondage, une nonchalance à la dérive flottante, autant de beaux nuages dans son ciel que de profondes racines dans sa terre. Entre ce romantisme de désirs renaissants et cette épaisseur pacifique d’habitudes oscille pour M. Barrès l’idée de la poésie. Donnant, à la fin des Amitiés Françaises, un état lyrique du traditionalisme, il dit : « On s’exclame sur des richesses, et des beautés, et des puissances du dehors… Quand je reviens toujours à ma rude Lorraine, croyez-vous donc que j’ignore tant de douceurs, tant de merveilles épandues dans le vaste monde ? Si je m’en tiens à Corneille, à Racine, ne distinguez-vous point que j’ai subi comme d’autres, et plus peut-être, ce flot de nihilisme et ces noirs délires que par-dessus la Germanie nous envoie la profonde

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 119.