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Asie ? »[1] M. Barrès s’en tient à Corneille plus peut-être comme président de la Ligue des Patriotes que par le fond de sa sensibilité littéraire. Cinq pages plus loin il écrit sans doute avec une meilleure conscience : « On ne chasse plus Tristan et Yseult s’ils mirent un jour leur poison dans nos veines. Accablante musique et qui veut notre ruine ! En vain, comme le sage Ulysse, me ferais-je attacher au mât : j’arrache tous mes liens ; ardent jusqu’au désespoir, je veux chercher sous le flot les Sirènes[2]. »

Les poètes que lui révèle au lycée Stanislas de Guaita, voilà, pour M. Barrès, « des voix enfin qui conçoivent la tristesse, le désir non rassasié, les sensations vagues et pénibles bien connues dans les vies incomplètes[3]. » Une vie ambitieuse de tout embrasser et vouée par là nécessairement aux échecs est par force une vie incomplète ; mais ici elle se résume, en « neuf années d’emprisonnement », la vie d’internat. Celui qui en a été froissé gardera toujours pour en faire de la conscience le pli qui l’a ramené de force sur lui-même. Et ce froissement, comme celui d’une fleur, dégagera invinciblement le parfum de la vie secrète, l’habitude du rêve. « Ce sont toujours ma compagnie et mon occupation du moment que je juge les plus misérables » et « si j’essaie de me rappeler le temps que j’ai vécu depuis ma jeunesse, je n’y retrouve que mes rêves. En remontant leur pente insensible, je m’enfonce dans une demi-obscurité qui leur est facile comme les nuits d’Orient[4]. »

D’autre part M. Barrès a demandé à l’Espagne, celle de Tolède, celle de Loyola, celle de la tauromachie, l’intensité de la vie directe, âpre, violemment et vivement sentie. Sa sensibilité admet deux pôles : le goût vif de la sensation présente, l’amour délicat d’une série, d’une mémoire, d’un passé, cela même qui apparaît comme un déroulement de rêve, puisque le passé, si fort qu’il ait été vécu, s’interfère dans le présent comme une fumée indéfinie. Les deux goûts se contrarient, et il est difficile de porter l’un et l’autre à leur extrémité et à leur plénitude. Le moyen terme entre eux est l’imagination, qui paraît bien une façon de superposer artificiellement à l’un la réalité de l’autre.

  1. Les Amitiés Françaises, p. 257.
  2. Id., p. 262.
  3. Amori et Dolori Sacrum, p. 124.
  4. Id., p. 157.