Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/97

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Amori et Dolori Sacrum le mènent par les heures d’un été intense jusqu’à L’octobre où Venise est sur la mer une corbeille abandonnée de fruits. Les Amitiés Françaises installent dans l’horizon d’automne leur verger de mirabelles mûres, la Colline Inspirée et les Bastions de l’Est lèvent de la terre, dans la brume paisible de novembre, dans la paix agricole des labours, leurs lignes d’horizons pleins de pensée. Et il semble que M. Barrès nous désigne avec une robuste mélancolie dans la dernière saison celle des trésors les plus secrets et des essences en lesquelles se distille une vie. « Contre l’obscur, le ténébreux hiver, je ne blasphémerai pas. L’hiver élimine l’éphémère, met en vue les solidités. Voici les troncs, le sol, les rochers. J’embrasse mieux l’ensemble dans ce qu’il a de persistant. Cette sainte Odile de novembre, concise et dépouillée, semble vue par un froid vieillard. Dans la trame des siècles les vieillards suppriment les particularités éphémères ; ils s’en tiennent aux masses éternelles, aux blocs sur quoi se fonde l’humanité. Quand l’hiver dépouille ma montagne, je vois mieux les dolmens préceltiques, le castellum romain et les tours féodales, témoins quasi géologiques des moments dépassés de notre civilisation »[1]. « Comme je les aime, ces œuvres mystérieuses des grands artistes devenus vieillards, le Second Faust de Goethe, la Vie de Rancé de Chateaubriand et le bruissement des derniers vers d’Hugo, quand ils viennent du large s’épandre sur la grève. Pressés de s’exprimer, dédaigneux de s’expliquer, contractant leurs moyens d’expression comme ils ont resserré leur paraphe, ils arrivent au poids, à la concision des énigmes et des épitaphes »[2]. C’est le moment où la figue-fleur devient la figue de miel solide, où le fruit se durcit en amande, où le grain va tomber, où l’image de l’olive mûre soutient, comme une basse antique, de délicates musiques françaises. Alors l’art de la vie, la science et la conscience de la vie, ne s’achèvent pas tout à fait sur le Qualis artifex du Jardin. Toutes images de la nature naturante le cèdent à des images de la nature naturée. « Au pays de la Moselle, je me connais comme un geste du terroir, comme un instant de son éternité, comme l’un des secrets que notre race, à chaque saison, laisse émerger en fleur, et, si j’éprouve assez d’amour, c’est moi qui deviendrai son cœur »[3]. Une pente descendante de la vie s’achève dans la plaine, l’eau cou-

  1. Au Service de l’Allemagne, p. 53.
  2. Gréco, p. 154.
  3. Les Amitiés Françaises, p. 267.