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LE BERGSONISME

tacles. Les possibilités sont ici des virtualités, elles sont choses réelles et non simplement logiques. Toute virtualité, c’est-à-dire toute réalité psychique, esquisse un commencement d’action, c’est-à-dire de prise sur la matière, et un commencement d’action ne va pas sans un commencement de mouvement. « Je pense, moi aussi, écrit M. Bergson à M. Hoffding, que chaque état de conscience a un accompagnement moteur. » Voilà tout autre chose qu’un parallélisme représentatif qui nous ferait voir dans l’un le reflet ou la traduction de l’autre. « Comme les actions possibles, dont un état de conscience contient le dessin, reçoivent à tout instant, dans les centres nerveux, un commencement d’exécution, le cerveau souligne à tout instant les articulations motrices de l’état de conscience ; mais là se borne l’interdépendance de la conscience et du cerveau ; le sort de la conscience n’est pas lié au sort de la matière cérébrale[1]. »

Si le psychique était pure représentation, si le monde ne consistait qu’en images, il n’existerait pas de corps, toute réalité serait psychique, et il faudrait conclure à une monadologie leibnizienne. Si d’autre part il n’y avait que des mouvements, régis par la loi de la conservation de l’énergie et rigoureusement déterminés, l’existence de consciences serait un miracle inexplicable. Le psychique implique un physique, l’âme implique un corps, parce que la conscience est action sur la matière, et que cette action ne peut s’exercer que par la matière. D’autre part, si l’action prend sa source dans une conscience, c’est-à-dire dans un réservoir d’indétermination, c’est qu’elle est, en principe, libre, et qu’action sur la matière se traduit par liberté insérée dans la matière. Le système nerveux, dont le reste du corps n’est que l’enveloppe nourricière et protectrice, réalise cette insertion. Et dès lors « tout se passe comme si, dans cet ensemble d’images que j’appelle l’univers, rien ne se pouvait produire de réellement nouveau que par l’intermédiaire de certaines images privilégiées, dont le type m’est fourni par mon corps[2] ».

Mon corps est surtout affection, puisque c’est seulement en tant qu’affection qu’il est connu d’une manière qui tranche sur le reste de mes perceptions. Or dans l’affection il y a « une invitation à agir, avec, en même temps, l’autorisation d’attendre, et même de ne rien faire », et non seulement une invitation à agir, mais une esquisse

  1. L’Évolution Créatrice, p. 292.
  2. Matière et Mémoire, p. 2.