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LA CONNAISSANCE

d’action qui peut ne pas devenir action. Le corps est par conséquent un instrument d’action et une disponibilité d’indétermination, c’est-à-dire qu’il n’est qu’action réelle et action possible. Ni lui dans son ensemble ni le cerveau en particulier ne peuvent être considérés comme un magasin d’images et un créateur de représentations. Non seulement mon corps est action, mais le point de vue de mon corps sur les autres images est celui de son action possible. « Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux. » J’appellerai donc monde non comme Stuart Mill des possibilités de sensation, mais des possibilités d’action. La perception extérieure consiste à rapporter l’ensemble des images à l’action possible, et le degré de perception consciente est lié au degré d’indétermination possible. Dès que mon corps est mis, par le sectionnement des nerfs afférents du système cérébro-spinal, dans l’impossibilité de puiser et de renvoyer du mouvement, c’est-à-dire dès qu’il cesse d’être un réservoir d’action, il cesse aussi de percevoir.

Il n’y a aucune différence de nature entre la matière du cerveau, la matière organisée, et la matière des autres images. L’univers matériel étant fait de mouvements moléculaires, il n’y a pas lieu de voir dans les mécanismes cérébraux autre chose que du mouvement. « Il ne peut y avoir de différence de nature entre la faculté dite perceptive du cerveau et les fonctions réflexes de la moëlle épinière. La moëlle transforme les excitations subies en mouvements exécutés ; le cerveau les prolonge en sensations simplement naissantes ; mais, dans un cas comme dans l’autre, le rôle de la matière nerveuse est de conduire, de composer entre eux ou d’inhiber des mouvements[1]. » La matière nerveuse ne saurait être considérée comme une matière particulière qui s’illuminerait de la conscience comme d’une phosphorescence mystérieuse. « La fiction d’un objet matériel isolé n’implique-t-elle pas une espèce d’absurdité, puisque cet objet emprunte ses propriétés physiques aux relations qu’il entretient avec tous les autres, et doit chacune de ses déterminations, son existence même par conséquent, à la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’univers ?[2] »

L’activité cérébrale est donc une activité toute matérielle composée de mouvements moléculaires. Il n’y a pas conscience en tant que ces mouvements matériels s’accomplissent, mais en tant qu’ils ne s’accom-

  1. Matière et Mémoire, p. 9.
  2. Id., p. 10.