Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
94
LE BERGSONISME

et inverse dans l’attention, monoïdéisme momentané où la représentation est renvoyée sur la perception.

La conscience peut donc, de ce point de vue, se définir comme le dessin ou le tableau des possibles entre lesquels l’acte essentiel de la vie est de choisir. La volupté suprême de la conscience consiste en une certaine possession de possibles, soit dans la jeunesse où la vie s’ouvre devant nous, soit dans la vieillesse, lorsqu’une lumière d’arrière-saison, éclairant tout ce que nous aurions pu être, le confond, dans le même chœur harmonieux et illusoire, avec ce que nous avons été. Si un plaisir rêvé nous apparaît généralement comme plus intense qu’un plaisir réalisé, c’est que nous nous le représentons en y joignant des possibles qui s’accordent seulement dans notre conscience et qui s’excluent dans la réalité ; c’est aussi que nous l’imaginons avec deux caractères contradictoires : une intensité de conscience qui n’existe qu’au moment où nous imaginons, et qui se ramène à une multiplicité de possibles, une intensité réelle, où ces possibles seraient d’autant plus éteints et annulés que cette intensité réelle serait plus forte, l’intensité réelle se ramenant à la suppression de tout ce qui n’est pas le plaisir goûté par l’organisme. Montaigne, qui était un épicurien de première classe, nous dit avoir essayé de réunir les deux plaisirs et de transporter le premier, celui de la conscience, dans le second. Il se déclare assez satisfait de ces tentatives… Elles ne peuvent pourtant aller bien loin.

Les possibles entre lesquels l’action en élira un, le désir et l’effort en lesquels se manifestent ces possibles et cette action, constituent un ordre de déficience. La conscience apparaît dans l’instinct quand il est contrarié. « C’est le déficit de l’instinct, la distance de l’acte à l’idée, qui deviendra conscience. » Quand l’instinct s’exerce et se satisfait normalement, il demeure donc à peu près inconscient. Mais l’intelligence est toujours consciente parce qu’elle n’est jamais satisfaite. « Le déficit est l’état normal de l’intelligence. Subir des contrariétés est son essence même. Ayant pour fonction primitive de fabriquer des instruments inorganisés, elle doit, à travers mille difficultés, choisir pour ce travail le lieu et le moment, la forme et la matière. Et elle ne peut se satisfaire entièrement, puisque toute satisfaction entraîne des besoins nouveaux[1]. » L’intelligence vit donc à l’état de manque, et par conséquent à l’état de conscience. Ce qui est vrai indi-

  1. L’Évolution Créatrice, p. 158.