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LA CONNAISSANCE

impuissance, inaction ; et dès que de cette inaction on passe à l’action la conscience apparaît ou reparaît. Cette impuissance est alors, au fond, ce que l’aristotélisme appelle puissance. De sorte qu’un scolastique pourrait peut-être traduire la profonde analyse de Matière et Mémoire en une thèse sur la puissance et l’acte, thèse à la fois aristotélicienne et leibnitzienne, où l’on démontrerait l’existence de la puissance, et où l’acte se convertirait de lui-même en activité, ἐνέργεια (energeia) en énergie. Ce ne serait là qu’un des chemins de traverse par lesquels le bergsonisme rejoindrait la grande voie traditionnelle. N’exagérons pas cependant et ne méconnaissons pas les différences. L’idée de puissance implique celle d’avenir, tandis que pour M. Bergson l’impuissance c’est le passé. L’impuissance coïncide comme l’acte avec ce qui est, tandis que la puissance aristotélicienne coïnciderait plutôt, comme le présent bergsonien, avec ce qui se fait. C’est qu’entre la spéculation et l’action il y a chez Aristote et Leibnitz harmonie, et, à la limite, identité, alors qu’au contraire chez M. Bergson il y a, de l’une à l’autre, inversion.

De la théorie aristotélicienne de la puissance procède, par l’École, la profonde analyse leibnitzienne des possibles, qui est à l’origine de toute spéculation sur la liberté. Il n’y a pas d’action, au sens psychologique du mot, pas d’action libre à plus forte raison, sans une représentation d’actions possibles, et c’est exactement à cette représentation d’actions possibles qu’est liée pour M. Bergson la conscience. La conscience est la lumière immanente à la zône d’actions possibles ou d’activité virtuelle qui entoure l’action effectivement accomplie par l’être vivant. Elle signifie hésitation ou choix. Là où beaucoup d’actions également possibles se dessinent sans aucune action réelle (comme dans une délibération qui n’aboutit pas) la conscience est intense. Là où l’action réelle est la seule possible (comme dans l’activité du genre somnambulique ou plus généralement automatique) la conscience devient nulle[1]. » De sorte que la conscience « mesure l’écart entre la représentation et l’action », entre la représentation, magasin des possibles, et l’action, réalisation de l’un de ces possibles. Quand « la représentation de l’acte est tenue en échec par l’exécution de l’acte lui-même » la représentation est bouchée par l’action. C’est ce qui se passe dans les formes parfaites de l’instinct, et aussi dans le somnambulisme. Et il se produit quelque chose d’à la fois analogue

  1. L’Évolution Créatrice, p. 156.