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LE BERGSONISME

cience qui reflète justement l’exacte adaptation de notre système nerveux à la situation présente, n’écartait toutes celles des images passées qui ne peuvent se coordonner à la perception actuelle et former avec elle un ensemble utile[1]. » Et la perception actuelle est, dans l’espace, formée par une opération analogue à celle qui limite la mémoire dans le temps. La matière se définit comme une interaction universelle donnée entière à chaque point ; la perception consiste à ne retenir de cette interaction que des éléments d’action ; percevoir c’est pour l’être vivant frapper d’inexistence la presque totalité du monde, n’en retenir que le point de vue qui peut devenir un point de force, aider à emmagasiner et à dépenser de l’énergie.

La perception est donc à la matière ce que la mémoire est à l’esprit. Mais comment se définit la matière ? Comme un perpétuel présent, mens momentanea. Nous dirons donc que la perception est à la réalité présente ce que la mémoire est à la réalité passée ; nous définirons l’une et l’autre en termes de durée, en même temps qu’en termes d’action. Le passé c’est ce qui n’agit plus, le présent c’est ce qui agit. Mais il n’y a jamais de présent pur dans la vie psychologique, puisque le présent pur équivaut à la vie physique, mens momentanea, sen carens recordatione. Dès qu’il y a conscience, dès qu’il y a vie il y a recordatio, c’est-à-dire représentation du passé dans le présent. Le présent pur n’est en nous qu’une limite qui n’a pas de réalité. Chacune de nos perceptions, si faible qu’elle soit, constitue une durée, une condensation de mémoire. Il y aurait donc, correspondant à la perception pure, un objet pur qui serait la matière dans ses ébranlements élémentaires et instantanés. Et il y aurait, correspondant à la mémoire pure, un sujet pur, qui serait, dans sa totalité, le passé, ce qui n’agit plus, ce qui apparaît comme connaissance, représentation. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une théorie de la perception qui la fait connaissance pure la réduise à des états de conscience subjectifs, Au contraire une psychologie qui se place au point de vue de l’action fait coïncider la perception pure avec la matière, la mémoire pure avec l’esprit.

Pareillement une théorie intellectualiste verra entre la mémoire et la perception une identité de nature et une différence de degré. Et cette illusion s’explique : la mémoire et la perception, distinctes en

  1. Matière et Mémoire, p. 82