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LA CONNAISSANCE

droit, distinctes par les sources opposées d’où elles viennent, se mélangent indiscernablement en fait, puisque l’action c’est ce mélange même. Toute action présente, consciente, implique un passé enregistré qui l’éclaire, et ce passé d’où nous viennent impulsion et lumière recouvre notre présent. « Justement parce que le souvenir d’intuitions antérieures analogues est plus utile que l’intuition même, étant lié dans notre mémoire à toute la série des événements subséquents et pouvant par là mieux éclairer notre décision, il déplace l’intuition réelle, dont le rôle n’est plus alors que d’appeler le souvenir, de lui donner un corps, de le rendre actif et par là actuel[1]. » De sorte que « percevoir arrive à n’être plus qu’une occasion de se souvenir », que la perception pure découpée dans l’instant présent, dans l’interaction matérielle, finit par être submergée sous les éléments qu’y apporte notre expérience passée. La mémoire isole ainsi dans le passé des plans d’action possible, comme la perception en découpe dans le perpétuel présent de la matière. Si la perception et la mémoire se confondent si bien aux yeux du psychologue malgré leur origine radicalement différente, c’est précisément que de ces deux sources nous retenons la même chose, qu’à toutes deux nous demandons le même service : à savoir des plans d’action, des coupes pratiques qui finissent par se superposer et se confondre. « Ces deux actes, perception et souvenir, se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose de leurs substances par un phénomène d’endosmose. » De là la tendance des psychologues associationnistes à voir entre eux une simple différence de degré.

Une psychologie plus déliée, un scalpel à côté duquel la psychologie de Spencer et de Taine fait l’effet d’un couteau, expliquera à la fois, et par un même principe, ce mélange indiscernable de fait et cette distinction radicale de droit. Elle décrira l’insertion des souvenirs dans la perception présente en vue de l’action. Le psychologue associationniste voit dans la vie psychique, et même dans toute réalité sentie et connue, des combinaisons d’images. De là le succès et la facilité de cette psychologie kaléidoscopique, comparable au succès et à la facilité de l’atomisne physique. M. Bergson, reprenant, pour aiguiller la psychologie sur une autre voie, le même vocabulaire, distingue deux natures d’images tout à fait différentes : images-perceptions et images-souvenirs, qui dans la réalité se recouvrent, et que

  1. Matière et Mémoire, p. 59.