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LE BERGSONISME

le mécanisme de l’attention nous montre en l’acte même de ce recouvrement. L’image-perception, dans toute perception attentive, et, peut-être, virtuellement, dans toute perception, est accompagnée d’une image-souvenir à l’état naissant, identique à l’image-perception. L’attention consiste à ramener de plus en plus du fond de la mémoire, derrière les images identiques à l’objet, des images qui lui ressemblent, de sorte que, comme le démontrent des expériences sur le mécanisme de la lecture, « toute image-souvenir capable d’interpréter notre perception actuelle s’y glisse si bien que nous ne savons plus discerner ce qui est perception et ce qui est souvenir[1] ». Le mécanisme de l’attention consiste à projeter des cercles de souvenirs de plus en plus étendus et profonds, et « le progrès de l’attention a pour effet de créer à nouveau, non seulement l’objet aperçu, mais les systèmes de plus en plus vastes auxquels il peut se rattacher ». Si ce système englobait toute la série de notre expérience passée, si notre mémoire était totale, l’attention se dissoudrait en rêverie ; elle deviendrait cette attention à la vie intérieure, se prenant elle-même pour objet, que nous appelons la distraction, et, à la limite, en cessant d’agir nous cesserions d’être. Dans l’attention véritable sont impliqués un cran d’arrêt, un choix, une exclusion. « Ce que nous appelons agir, c’est précisément obtenir que cette mémoire se contracte ou plutôt s’affile de plus en plus, jusqu’à ne présenter que le tranchant de sa lame à l’expérience où elle pénétrera. » La mémoire comporte donc deux limites : une mémoire dilatée qui se fond avec la rêverie, une mémoire affilée qui s’insère dans une attitude du corps, dans une prise de la main sur la matière. La première limite est celle de la mémoire spontanée, la seconde est celle de la mémoire-habitude. Par la première mémoire nous durons, par la seconde nous agissons. Nous sommes d’autant plus adaptés à l’action que nous puisons plus facilement dans la première en vue d’éclairer la seconde, et que nous disposons ainsi d’un jeu plus riche d’associations ; nous répugnons d’autant plus à l’action que nous prenons davantage la première pour une fin en soi ; nous accomplissons d’autant plus mal l’action que nous sommes plus impuissants à évoquer la première pour éclairer l’action ; nous pouvons d’autant moins gouverner et modifier notre action que nous laissons davantage s’engorger les canaux par lesquels la première entretenait la seconde en état de fraîcheur, de renouvellement, d’adaptation. De ces quatre

  1. Matière et Mémoire, p. 106.