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LA CONNAISSANCE

à l’étendue, de la durée à l’espace, qui constitue pour M. Bergson la pente capitale de la nature humaine, le problème de la mémoire nous en présente un aspect caractéristique et nous permet de l’étudier de façon positive, en partant de faits d’expérience et en interprétant ces faits. En effet ces deux plans de la mémoire-image et de la mémoire-habitude une fois distingués, la théorie demeurait encore en l’air, à la manière de beaucoup d’idées philosophiques, comme une chose ingénieuse, possible, probable. Elle ne paraît vérifiée et fixée que si elle est seule capable d’expliquer les cas mixtes, ceux où l’une et l’autre mémoire collaborent, ceux où le changement et le mouvement, le passé et le présent paraissent indiscernablement mêlés. Une psychologie plus superficielle et plus facile prendrait pour principe ce caractère mixte, poserait au commencement cette complexité réelle, vivante et sui generis : c’est ce que fait Fouillée lorsqu’il fonde la sienne sur des idées-forces, sur des états mixtes d’où l’on peut tirer tout ce qu’on veut, hypothèse la plus commode pour faciliter l’imprécision et la verbosité. Au contraire M. Bergson (qui ne voit d’ailleurs le réel que dans le complexe) fait appel, comme principe d’explication, à des états simples, à des états limites dont la réalité nous montre les effets confondus. Ces deux limites sont, ici, le souvenir et l’action, le cerveau et l’esprit. Il s’agit d’envisager entre elles « les états intermédiaires, de faire dans chacun d’eux la part de l’action naissante, c’est-à-dire du cerveau, et la part de la mémoire indépendante, c’est-à-dire du souvenir[1] », la part de ce qui prolonge en mouvement une perception naturelle et la part de ce qui reproduit des perceptions passées. Le type de ces états mixtes est la reconnaissance par laquelle « nous ressuscitons le passé dans le présent ».

On ne saurait expliquer la reconnaissance par une coïncidence entre perception et souvenir, puisque dans certains cas de cécité psychique il y a perception, il y a mémoire, et il n’y a pas reconnaissance : ce sont les cas où il y a bien mémoire, mais où cette mémoire est indépendante des mouvements. Certains malades perdent le sens de l’orientation, ne peuvent plus dessiner d’un trait, ne savent plus former des contours. Dans la cécité verbale, le malade est incapable de copier le mouvement des lettres. Ce qui est aboli, c’est « l’habitude de démêler les articulations de l’objet aperçu, c’est-à-dire d’en compléter la perception visuelle par une tendance motrice à en dessiner

  1. Matière et Mémoire, p. 88.