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LE BERGSONISME

le schème[1] ». Les maladies de la reconnaissance sont donc des maladies du mouvement, ce qui établit qu’à la base de la reconnaissance il y a un phénomène moteur. « Reconnaître un phénomène usuel consiste surtout à savoir s’en servir. Cela est si vrai que les premiers observateurs avaient donné le nom d’apraxie à cette maladie de la reconnaissance[2]. » Reconnaître un objet, c’est « esquisser les mouvements qui s’y adaptent… L’habitude d’utiliser l’objet a donc fini par organiser ensemble mouvements et perceptions, et la conscience de ces mouvements naissants, qui suivraient la perception à la mémoire d’un réflexe, serait, ici encore, au fond de la reconnaissance. »

Ainsi, en décomposant dans ses vibrations élémentaires ce timbre particulier qu’est la reconnaissance des objets familiers, on arrive à des mouvements esquissés du corps. Cette explication, dont le développement chez M. Bergson est si méthodique, élégant et clair, peut-être l’esthétique en fournirait-elle une vérification externe. Devant un tableau hollandais, devant une toile de Chardin, il semble que nous éprouvions, dès que nous les voyons pour la première fois, une sensation de reconnaissance. Ces intérieurs, polis et humanisés par l’usage, nous font, par sympathie, participer à cet usage. Mais s’il y a reconnaissance c’est qu’il y a dans la beauté du tableau un élément-moteur : les personnages ne sont pas arrêtés dans un mouvement, ils sont pris dans un mouvement, nous sentons qu’ils pourraient bouger, aller, venir dans leurs occupations sans déranger le tableau, et ce mouvement qu’ils pourraient accomplir, mais qu’ils n’accomplissent pas, quelque chose en nous l’accomplit pour eux. Nous « tournons » autour d’eux parce qu’eux-mêmes peuvent se retourner. De leur vie journalière saisie par le peintre on peut dire ce qu’écrit M. Bergson : « Notre vie journalière se déroule parmi des objets dont la seule présence nous invite à jouer un rôle : en cela consiste leur aspect de familiarité. » Tel est le caractère des objets, des meubles, des cuivres ou des fleurs où ces personnages se meuvent, où nous nous mouvons à leur suite, où le mouvement suit comme une eau le lit naturel qu’une durée a creusé. Comparez à un intérieur de Chardin le Retour du Fils ingrat de Greuze. C’est un intérieur aussi. Mais ce qui manque ici à notre regard c’est la sensation de la reconnaissance. Aucun mouvement n’est adapté. Tout a l’air voulu, nouveau. Il semble que les

  1. Matière et Mémoire, p. 99.
  2. Id., p. 94.