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LA CONNAISSANCE

personnages viennent d’être placés là par le peintre, dans le décor, avec défense de bouger sous peine de tout bousculer, de ne plus rien signifier, de perdre toute la raison qu’ils avaient d’être peints par M. Greuze et de faire pleurer M. Diderot. Allons plus loin, regardons un portrait tiré par un photographe dans l’attitude du : Ne bougeons plus. C’est précisément parce qu’il ne bouge plus que nous ne « reconnaissons » plus en lui les caractères de la vie, qu’il a perdu tout aspect de familiarité.

Cette reconnaissance, faite de mouvements esquissés, c’est la reconnaissance automatique, où les souvenirs-images ne font que se glisser. Mais dans la reconnaissance réfléchie, attentive, ils jouent au contraire un rôle prépondérant. La reconnaissance attentive est celle qui puise dans le passé des souvenirs pour éclairer une perception présente, qui prend l’objet perçu dans un tourbillon d’images incessamment lancées sur lui. « La reconnaissance attentive est un véritable circuit, où l’objet extérieur nous livre des parties de plus en plus profondes de lui-même, à mesure que notre mémoire, symétriquement placée, adopte une plus haute tension pour projeter sur lui ses souvenirs[1]. » C’est ce qui se passe dans le langage. Quand nous écoutons parler dans une langue que nous comprenons, quand notre attention reconnaît en ce complexus sonore, indivisé pour celui qui n’entend pas la langue, des mots, des phrases, c’est que nous arrosons de manière continue ces perceptions sèches sous un dégorgement de souvenirs. L’auditeur se place dans le centre d’idées où se trouve son interlocuteur, épouse le schème-moteur d’après lequel des images auditives remémorées recouvriront les sons réels. Quand nous savons imparfaitement une langue, nous nous mettons à comprendre dès que nous avons saisi l’idée ; nous tenons alors la clef qui nous permet de reconstituer les phrases, d’en épouser le schème, et, littéralement, de les articuler. Le mécanisme de la lecture est analogue à celui de la parole. D’une page écrite dans une langue dont nous avons la très grande habitude, nous ne percevons que quelques lettres, quelques signes et nous les complétons avec des souvenirs : si nous lisons deux ou trois fois moins vite une page écrite dans une langue dont le vocabulaire et la grammaire nous sont pourtant aussi bien connus, mais dont nous avons moins l’habitude, c’est que la perception du présent croît dans la mesure où diminue notre souvenir du passé. « Essentiel-

  1. Matière et Mémoire, p. 122.