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LA CONNAISSANCE

c’est-à-dire que l’idée générale comporte deux limites. D’un côté il y a la perception actuelle où elle prendrait la forme d’une attitude corporelle ou d’un mot, c’est-à-dire d’un minimum fait de ce qui est essentiel pour l’action. De l’autre côté il y a un plan idéal de mémoire pure où elle revêtirait l’aspect de toutes ses images individuelles. D’un côté la limite d’habitude, de mémoire jouée, la réaction motrice et verbale toujours identique. De l’autre côté la mémoire représentative, cette multiplicité d’êtres individuels, originaux, dont la somme si jamais elle pouvait être réalisée et si l’idée même de cette somme n’était pas contradictoire, coïnciderait avec l’idée générale. On ne comprendra pas l’idée générale, on en laissera échapper tout un aspect, si on la maintient à l’une ou à l’autre de ces extrémités. Elle consiste éminemment dans un mouvement entre elles, « dans le double courant qui va de l’une à l’autre, toujours prête, soit à se cristalliser en mots prononcés, soit à s’évaporer en souvenirs[1] ».

Toute philosophie est plus ou moins une philosophie des idées générales, des Idées. Nous philosophons avec des idées comme nous marchons avec des jambes. La civilisation étant devenue en partie invention de moyens de transport, les jambes de l’homme ne figurent que pour une part de plus en plus réduite dans l’ensemble des mouvements intelligents. Elles n’en représentent pas moins la racine de ce mouvement, dont tous les outils de mobilité ne sont que des projections. Ainsi des idées. L’Idée platonicienne a beau être pour une philosophie du mouvement un lointain dépassé, nous retrouvons toujours, au principe et dans l’exercice de la philosophie, des idées, des mots. Mais la philosophie qui s’en sert ici se retourne contre elles, les dépasse, les fait rentrer dans un mouvement où elles sont prises, dont elles deviennent le détail et les moments. La philosophie, fondée chez les Grecs par une ontologie des idées générales, évolue et vit par une psychologie et une critique des idées générales. L’idée était une tendance de l’esprit à la matérialisation des pensées, une démarche de ce que les Allemands appellent le génie configurateur : la philosophie, telle que M. Bergson la conçoit, résiste à cette tendance, contrarie cette démarche, cherche la réalité de l’idée non dans l’instrument de pensée et de langage, mais dans le mouvement et le courant qui ont déposé cet instrument, et auquel cet instrument creuse un lit.

  1. Matière et Mémoire, p. 177.