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LE BERGSONISME

de l’intérieur de notre corps à l’image des corps extérieurs ; elle est ce qu’il faut extraire d’abord de la perception pour retrouver la pureté de l’image[1]. » Le point de vue de la théorie ne saurait être celui de la pratique, et la connaissance philosophique exige qu’on se débarrasse des nécessités de l’action. Il ne faut pas composer, comme la psychologie courante le fait, les représentations avec les sensations, mais éliminer de la perception la sensation, de l’image l’affection, pour obtenir la représentation à l’état pur. Pour la philosophie comme pour le sens commun, l’élément représentatif c’est le donné, c’est la totalité des images perçues. Si on ne pose pas d’abord cette totalité, aucun atomisme psychologique, aucun associationnisme ne pourra l’obtenir par composition. Si on la pose on obtiendra par occlusion du reste la zone de la perception consciente.

Les corps vivants, possibilités d’action, comportent une expression positive et une expression négative. Le positif c’est le système sensorimoteur, le négatif c’est la suppression, le refus de ce qui ne sert pas au système sensori-moteur. Le positif donne la sensation et le mouvement. Le négatif donne la perception consciente. Comme les nécessités de l’action nous font découper et isoler notre mémoire consciente sur la totalité de notre passé, elles nous obligent à détacher notre perception consciente sur la totalité du présent instantané qu’est la matière.

Mais il n’y a pas de différence de nature entre la perception et l’intelligence. Détacher notre perception consciente, suivant les lignes de notre action, sur l’interaction de la matière, c’est la figurer selon ces lignes, c’est la délimiter artificiellement dans une forme. « Plus grande est la force d’agir départie à une espèce animale, plus nombreux sans doute sont les changements élémentaires que sa faculté de percevoir concentre en l’un de ses instants[2]. » En d’autres termes plus le champ de son action est vaste, plus sa perception est capable de refus, d’abstention devant la multiplicité des changements élémentaires, capable d’en négliger une plus grande part pour mieux se concentrer sur ce qui importe à l’action, capable par conséquent de substituer la forme stable à la mobilité continuelle. Dans la plus courte de leurs perceptions simples les êtres supérieurs immobilisent des trillions d’oscillations éthérées, et par rapport à chacune de ces

  1. Matière et Mémoire, p. 50.
  2. Évolution Créatrice, p. 326.