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LA CONNAISSANCE

oscillations les qualités de la matière, perçues en le minimum de durée sensible, se définissent comme des arrêts. « Les qualités de la matière sont autant de vues stables que nous prenons sur son instabilité. » ou de points d’appui que nous assurons à notre action. Notre intelligence se comporte devant la vie comme notre perception devant la matière. Comme la matière est un mouvement instantané et sans changement réel, la vie est un mouvement qui dure, c’est-à-dire qui change. Et l’intelligence cristallise en formes ce mouvement qui dure, comme la perception arrête en objets le mouvement qui ne dure pas. « La vie est une évolution. Nous concentrons une période de cette évolution en une vue stable que nous appelons une forme, et, quand le changement est devenu assez considérable pour vaincre l’heureuse inertie de notre perception, nous disons que le corps a changé de forme[1]. »

Ainsi se conçoit le passage « de l’ordre qui se manifeste dans la perception à l’ordre qui réussit dans la science ». L’ordre qui se manifeste dans la perception est un ordre abstrait par nos besoins ; tout ce qui n’intéresse pas mon action possible sur les choses m’échappe, et je comprends que « tout le reste, cependant, soit de même nature que ce que je perçois[2] ». L’ordre qui réussit dans la science n’est pas abstrait par des besoins et pour des besoins particuliers, momentanés, individuels. Il est abstrait par des besoins quelconques, et dont l’objet peut n’être pas encore déterminé, peut n’être jamais déterminé. Passer de la perception à la science, c’est passer d’une action particulière possible à la généralité de l’action possible, au schème général de l’activité humaine, et même de l’activité vivante.

Par le problème de la perception, comme par celui de la mémoire, nous touchons encore au problème des idées. L’idée générale, disions-nous en terminant le chapitre précédent, consiste en un mouvement qui va de la perception actuelle au plan idéal de mémoire pure où subsistent les images de nos perceptions passées. D’autre part l’intelligence, forme supérieure de la perception, consiste à réaliser des arrêts, à penser des formes, à immobiliser des extraits ou des abstraits de plus en plus raréfiés, schématisés, susceptibles de prendre place dans des plans d’action plus nombreux. Pour lever la contradiction apparente entre ce mouvement et cet arrêt, considérons la vie de la pensée.

  1. Évolution Créatrice, p. 257.
  2. Id., p. 327.