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LA CONNAISSANCE

Aristote a pu définir Dieu comme une pensée qui se pense, et peut-être un jour, si une théologie naît du bergsonisme, cette définition lui paraîtra-t-elle en effet valable pour Dieu. Mais, du point de vue humain, elle est contradictoire. La pensée, étant un changement vivant, ne peut se penser en tant que changement, elle ne peut que penser ses objets, des objets, les objets qu’elle fabrique. L’intelligence ne peut pas plus se penser qu’elle ne peut penser l’évolution, dont elle est un produit. « L’intelligence n’est point faite pour penser l’évolution, au sens propre du mot, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure[1]. » L’intelligence pense dans les cadres de l’action possible. « Il faut, pour que nous puissions modifier un objet, que nous l’apercevions divisible et discontinu. » Il le faut aussi pour penser cet objet. Nous sommes changement, et nous ne pensons pas le changement : donc nous ne nous pensons pas. Mais nous pensons l’immobile, la chose sur laquelle nous pouvons agir. C’est que notre pensée n’est pas faite pour connaître la réalité, mais pour préparer notre action.

Et cependant la philosophie est la science de la réalité. Serons-nous dès lors congénitalement incapables de philosopher, d’atteindre la réalité ? Non. Quelle que soit cette réalité, nous en sommes, nous sommes plongés en elle, nous nous sentons, depuis qu’il y a des philosophes (et même depuis qu’il y a des hommes si l’homme est, comme on l’a dit, un animal religieux), le pouvoir et le devoir de la saisir. D’autre part il n’y a pas de philosophie qui n’ait mis en lumière la difficulté que nous avons à y parvenir, la nécessité de nous faire pour cela une contre-nature, d’aller au rebours de nous-mêmes. Toute philosophie débute, logiquement, par une critique des illusions naturelles, — soit qu’elle dépasse cette critique avec le dogmatisme, soit qu’elle y demeure avec le scepticisme, soit qu’elle l’organise avec le criticisme — et qu’elle mette ces illusions au compte soit des sens, ou de l’entendement, ou de la raison. Qu’on soit ou non platonicien, une allégorie de la caverne, une théorie des idola, forme le seuil, le narthex de toute spéculation philosophique. Chez M. Bergson comme chez Bacon on peut distinguer quatre illusions fondamentales que la philosophie aura à surmonter. Elles seraient pour lui l’illusion du morcelage, l’illusion du néant, l’illusion du désordre, l’illusion des principes.

  1. Évolution Créatrice, p. 177