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LE BERGSONISME

action n’avait un objet et une fin. « Il consiste en une attente d’images… Il est, à l’état ouvert, ce que l’image est à l’état fermé. Il présente en termes de devenir, dynamiquement, ce que les images nous donnent comme du tout fait, à l’état statique. » Et inversement l’image utile ne peut être déposée que par un schéma vivant. « L’image aux contours arrêtés dessine ce qui a été. Une intelligence qui n’opérerait que sur des images de ce genre ne pourrait que recommencer son passé tel quel, ou en prendre les éléments figés pour les recomposer dans un autre ordre, par un travail de mosaïque. Mais à une intelligence flexible, capable d’utiliser son expérience passée en la recourbant selon les lignes du présent, il faut, à côté de l’image, une représentation d’ordre différent toujours capable de se réaliser en images, mais toujours distincte d’elles. Le schéma n’est pas autre chose[1]. »

Réaliser une image c’est donc entrer dans la catégorie de l’action. On ne pense pas par images, mais on arrête sa pensée à des images, l’image marquant plutôt l’interruption de la pensée que la pensée elle-même. On pourrait emprunter à M. Paulhan son idée, fort juste, de l’évanescence, telle qu’il l’a exposée dans le Mensonge du Monde, pour dire que, selon la théorie bergsonienne, l’image est l’évanescence de la pensée.

Il n’est pas impossible qu’une âme qui s’est rendue absolument étrangère à l’action puisse saisir le courant de la pensée pure et sans images. Il y a peut-être de cela dans l’état des yoguis de l’Inde. Mais la pensée ne peut s’organiser, progresser, qu’au moyen d’images, de signes, et surtout des plus utiles, les mots. « Un pays, disait à peu près M. Bergson dans une leçon dont j’ai conservé quelques notes, peut être envahi par une armée ennemie, mais il n’est conquis que par les forteresses qu’on y établit. Le mot nous permet de rendre effective la conquête, d’en faire une base d’opérations pour d’autres conquêtes. Dans la construction d’un tunnel à travers un banc de sable, il faut que chaque pouce soit assuré par l’établissement d’une arche de maçonnerie. La puissance d’excaver ne dépend pas de la maçonnerie, mais sans elle l’opération ne pourrait aller au delà de sa phase rudimentaire. La pensée seule ne serait qu’une étincelle qui périrait aussitôt. Il nous faut arranger les mots en concepts pour tirer de cette scintillation une lumière durable. » La pensée est un progrès, mais nous n’enregistrons utilement ce progrès que par un travail de consolidation.

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 189.