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I
L’ILLUSION DU MORCELAGE

Nous vivons dans une étendue divisible que nous avons projetée pour la commodité de notre action. La psychologie nous a révélé depuis longtemps le rôle du toucher dans notre perception extérieure, mais c’était pour elle un toucher de perception, qui ne cherchait qu’à connaître. L’utilitarisme et le pragmatisme anglais, en particulier avec Spencer, faisaient d’ailleurs une part importante aux conditions utilitaires et pragmatiques de notre perception. Ce que nous appelons les contours d’un objet n’est que l’image, renvoyée vers nous, de nos actions éventuelles, la forme de l’action que nous accomplirions avec la main pour l’appréhender et nous en servir. Non seulement actions possibles, mais obstacles à ces actions, relations entre ces obstacles et ces actions, bref tout un langage de relations où le positif et le négatif sont les extrêmes d’un même genre.

Ainsi le Divide ut impera est une maxime de l’action, et la perception, lumière de l’action, épouse cette maxime. M. Bergson renverse la proposition leibnitzienne : Perceptio nihil aliud est quam multorum in uno expressio. L’intelligence, qui est une perception systématisée, divise comme la perception, et la science pousse jusqu’au bout, sur une matière complaisante, ce pouvoir diviseur. Il est vrai qu’arrivée à ce bout elle reconnaît le caractère relatif de cette division et devient philosophie de la matière.

Mais si le morcelage de la matière est une illusion fondée sur les besoins de l’action, ne devra-t-on pas dire de cette illusion ce que nous disions de la réalité, à savoir que nous en sommes ? Et si nous en sommes est-ce en tant que nous sommes ou en tant que nous ne sommes pas ? Faut-il rapporter à deux ordres différents le morcelage, selon qu’il caractérise des objets matériels ou des individus organisés ? Notons d’ailleurs que le monde de la matière ne nous apparaît qu’assez exceptionnellement comme morcelé : l’état liquide et l’état gazeux sont des états de continuité, et la croûte terrestre que nous habitons