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LE BERGSONISME

est plutôt une continuité où la division provient de nous-mêmes. Le morcellement de la matière apparaît surtout dans des domaines qui imitent vaguement quelque chose de la vie, comme le monde des cristaux. La réalité morcelée, c’est principalement celle des corps vivants, végétaux et animaux. Or il semble que pour M. Bergson ce morcelage-là soit une vérité. « Si l’être organisé est découpé dans l’ensemble de la matière par son organisation même, je veux dire par la nature, c’est notre perception qui morcelle la matière inerte en corps distincts, guidée par les intérêts de l’action, guidée par les réactions naissantes que notre corps dessine[1]. » Mais est-ce que précisément, là où il n’y a que matière sans organisation, notre perception saisit autre chose que du continu ? ne pourrait-on penser que notre perception découpe les objets matériels par analogie avec les êtres vivants, et que nous projetons sur la matière un des caractères de l’organisation ? M. Bergson admet que le découpage de l’être vivant, avec ses parties et ses fonctions solidaires, constitue comme un cercle fermé, qu’il est plus réel que le découpage de la matière. Mais la matière vivante est plus morcelée que la matière brute. Nous serions donc fondés à faire du morcelage une réalité imposée par la vie, plutôt qu’un artifice suggéré par l’action.

C’est que nous touchons ici à un problème que M. Bergson pose implicitement sans le résoudre tout le long de sa philosophie : dans quelle mesure les existences individuelles sont-elles réelles ? — le problème central de la philosophie depuis Platon. Nous le retrouverons plus tard. La philosophie bergsonienne reste pleine de nœuds à débrouiller, mais elle nous inspire la confiance qu’ils pourront être débrouillés. Ne l’arrêtons pas dans son élan vital, et construisons un pont de fortune pour passer, sur ce point particulier, cette difficulté générale.

Le morcellement, qui est donné comme une exigence de la perception et de la science, est antérieur à la perception et à la science : il est impliqué dans les exigences d’action, dans les tendances à dominer et à remonter la pente de la matière, qui sont à l’origine de la vie. Si nous morcelons la matière, la vie l’a morcelée d’abord, et notre corps est un de ces morceaux. Mais ce morcelage de la chose produite — produite par la vie ou produite par nous — n’est pas un morcelage de la chose qui produit, ou plutôt du mouvement de production.

  1. Évolution Créatrice, p. 248.