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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

Dès que nous nous plaçons à l’intérieur de cette production — qui est le lieu de la réalité métaphysique — il n’y a plus de morcellement quantitatif de figures extérieures les unes aux autres, il n’y a que la multiplicité de fusion qu’est l’unité vivante.

Quel que soit le fondement métaphysique sur lequel repose le morcelage de la vie en individus extérieurs les uns aux autres, la science (consiste non seulement dans un morcelage de corps, mais surtout dans un morcelage de faits, et c’est ce morcelage de faits que M. Bergson déclare illusoire. La philosophie n’a pas pris garde suffisamment à cette illusion. M. Bergson voit dans la Critique de la Raison Pure l’idée d’une expérience donnée comme une poussière de faits que l’esprit réunirait. De là le problème de la causalité, qui consiste à chercher comment arrivent à se rejoindre des éléments d’expérience donnés comme discontinus. « Considérons, disait M. Bergson dans un cours, la chute d’un corps. Ce fait paraît d’abord bien découpé ; il a un commencement et une fin dans l’espace et le temps, il apparaît aux sens comme quelque chose de simple et d’indépendant. Pourtant ce fait soi-disant indépendant n’est tel que si on ne tient pas compte de la divisibilité du corps, qui en fait une somme de mouvements. Ce qui se passe en réalité dans le corps qui tombe c’est un changement de configuration interne, et de ce point de vue le morcelage est encore moins naturel. En tout cas d’aucun des deux points de vue, divisibilité de la matière ou indivision du tout, la chute du corps n’est un fait indépendant. Ce fait ne se découpe pas de lui-même, il est découpé par nous. » Si nous considérons les faits historiques, le caractère artificiel du fait isolé, du morcelage, nous apparaîtra avec une évidence encore plus claire.

Les faits ne sont pas des réalités discontinues entre lesquelles la loi établirait une communauté et un ordre. En un certain sens ils sont postérieurs à la loi. C’est la loi de la chute des corps qui amène la physique à découper le fait de la chute des corps. La découverte d’une loi crée le fait, projette, comme les faisceaux d’un feu tournant, des lignes ou des zones dans la réalité continue.

Comme un objet est délimité non en lui-même, mais par la perception, un fait est, quant à ses limites, une création de l’esprit, de l’esprit qui doit morceler pour agir sur une réalité ameublie. « Ce qu’on appelle ordinairement un fait, ce n’est pas la réalité telle qu’elle apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux nécessités de la pratique et aux exigences de la vie sociale. L’in-