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LA LOGIQUE DE L’ILLUSION

lité[1]. » Mon mouvement, le mouvement d’Achille, celui de la tortue, sont des réalités qualitatives indivisibles comme une monade leibnitzienne, et il en est de même du mouvement de la matière, où il n’y a rien d’immobile, et où par conséquent aucun mouvement ne peut être détaché ni découpé sur un fond d’immobilité ; le mouvement n’est pas relatif à un arrêt, mais à du mouvement, et tous les mouvements étant relatifs les uns aux autres, leur interaction forme un tout indivisible, une mens momentanea qui symbolise, dirait Leibnitz, avec la mens durans, avec la mens cum recordatione. Dès lors « toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle ». Et cette division de la matière en corps indépendants se double d’un arrêt non moins artificiel — et non moins utile — de la durée en moments donnés. « De même que nous séparons dans l’espace nous fixons dans le temps. » Si la séparation dans l’espace était vraie, l’argument de la dichotomie serait irréfutable, et si le temps comportait des termes fixes, l’argument d’Achille et de la tortue tiendrait bon. Mais sans séparation et sans fixation, il n’y aurait pas de mesure. Sans mesure il n’y aurait pas de science. Il faudrait renverser le mot de Protagoras. Ce n’est pas l’homme qui est la mesure des choses, ce sont les choses qui permettent de mesurer l’homme. La science étudie des moments donnés. « C’est toujours d’un moment donné, je veux dire arrêté, qu’il est question, et non pas d’un temps qui coule[2]. » Descartes qui avait admirablement reconnu les caractères d’un monde constitué exclusivement par l’étendue et pour la science, d’un mécanisme intégral générateur d’une action totale sur la nature, ne s’y était pas trompé. Son monde, de lui-même, meurt et renaît à chaque instant, et n’ayant pas de durée en lui il dure en Dieu et par Dieu. Le cartésianisme est ici beaucoup plus logique que l’évolutionnisme spencerien, qui se déploie théoriquement dans la durée, mais qui ne se sert pas plus de la durée comme principe d’explication qu’Anaxagore, selon Socrate, ne se servait de l’intelligence, et où nous n’avons « toujours affaire qu’à l’évolué, qui est un résultat, et non pas à l’évolution même, c’est-à-dire à l’acte par lequel l’évolution s’obtient[3] ».

Penser c’est séparer pour appréhender. Séparer c’est spatialiser, et appréhender (prendre, apprendre, comprendre) c’est commencer

  1. Matière et Mémoire, p. 217.
  2. Évolution Créatrice, p. 24.
  3. Id., p. 54.